Du néolibéralisme à l'économie solidaire : le combat des femmes : actes du deuxieme séminaire international sur l'économie solidaire tenu à montréal les 10,11 et 12 juin 1996

  

Le comité organisateur Relais-femmes

comité québécois

Femmes et développement

Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI)

SUCO

CUSO-Québec Comité femmes, Alternatives

Service des relations internationales, CSN

Le document

Recherche et rédaction : Lorraine Guay

Correction : Gilles Rivet

Mise en page, illustration: Luc Leblanc

Montréal, juin 1997

TABLE DES MATIÈRES

Présentation

1. L'économie solidaire face au néolibéralisme

1.1 L'économie solidaire: une alternative au néo-libéralisme

Comment « opérationnaliser » l'économie solidaire ?

Le rapport à l'état et le rôle des acteurs sociaux

1.2  L'économie solidaire... Le point de vue des femmes

1.3 La marche des femmes du pain et des roses contre la pauvreté

1.4 L'économie sociale : un point de vue politique

1.5 L'économie solidaire dans le contexte de l'aléna

2. Régionalisation et décentralisation

2.1 Économie sociale et régionalisation: une expérience au Québec

2.2 Le Maroc

2.3 Le Sénégal

2.4 Le Bangladesh

3. La parole des participantes

4. Les stratégies

5. Trois réactions au séminaire

6. Les suites du séminaire

En introduction aux suites...

Six suggestions concrètes pour assurer la poursuite des travaux du séminaire

Mot de la fin

Les personnes ressources du Séminaire

Notes

Présentation

Le présent document rassemble les exposés, débats, réflexions, échanges d'expériences, contestations, interrogations des participantes du Deuxième séminaire international sur l'économie solidaire.

Un peu d'histoire

On se rappellera qu'au Québec, au printemps 1995, à l'initiative du Comité québécois Femmes et développement (CQFD), de l'Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI), du Cinquième monde et de Relais-femmes, plusieurs représentantes d'organismes de coopération internationale se sont impliquées activement dans les préparatifs de la Marche des femmes contre la pauvreté Du pain et des roses.

Un comité Volet international de la Marche des femmes a été créé, dans le souci d'intégrer la dimension de la solidarité internationale à la Marche. Vingt-cinq représentantes d'ONG et de groupes de femmes provenant de quatorze pays d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine ont donc participé, avec des milliers de Québécoises, à la marche Du pain et des roses. Tout au long des deux cent kilomètres de cette marche historique, la bannière Femmes d'ici et d'ailleurs, solidaires contre la pauvreté a contribué à sceller des liens inoubliables entre femmes du Nord et femmes du Sud et à sensibiliser la population québécoise à la nécessité de lutter ensemble contre ces maux communs que sont la pauvreté et l'exclusion.

Dans le cadre de ces activités, le comité Volet international a profité de la présence des invitées du Sud pour organiser le Premier séminaire international sur l'économie sociale et solidaire, l'une des revendications de la Marche des Femmes touchant d'ailleurs à cette problématique. Une soixantaine de femmes d'organismes de coopération internationale du Sud et des groupes de femmes du Québec y ont participé activement. L'objectif de la rencontre : développer la réflexion sur l'économie sociale à partir des pratiques des groupes de femmes du Sud et du Nord dans leur recherche d'alternatives économiques et sociales.

 

Femmes et économie solidaire : vers un rendez-vous permanent

Le premier séminaire s'était terminé sur une proposition de suivi : Poursuivre la démarche de réflexion et de partage que nous avons entreprise afin de renforcer, de favoriser et de faciliter la construction de nos solidarités directes et durables.

Afin de donner suite à cette proposition, un Comité de suivi a été formé, composé du Comité québécois femmes et développement de l'Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI), de Relais-femmes, de SUCO, de CUSO-Québec, du Comité femmes d'Alternatives et du Services des relations internationales de la CSN. Ce comité s'est réuni dès l'automne 1995 pour mettre en route un deuxième séminaire international Femmes et économie solidaire : vers un rendez-vous permanent.

Dans un contexte de mondialisation de l'économie marchande et de néolibéralisme triomphant, il devenait incontournable de rassembler une seconde fois des femmes d'ici et d'ailleurs, du Nord et du Sud, pour approfondir l'économie solidaire en tant que solution de rechange radicale à un système économique générateur de pauvreté, d'exclusion et de destruction de la planète. H devenait incontournable également d'effectuer une relecture féministe de l'économie solidaire.

Objectifs et déroulement du deuxième séminaire international

Ce deuxième séminaire international s'est tenu à Montréal les 10, 11 et 12 juin 1996. Il a réuni (mettre le nombre) participantes provenant de neuf pays1   et s'est articulé sur quatre objectifs :

  • amorcer l'analyse théorique des enjeux politiques, économiques, sociaux et culturels de l'économie sociale, intégrant la perspective féministe ;
  • relire nos expériences concrètes d'économie sociale à partir de l'expertise développée par les femmes et du cadre d'analyse théorique ;
  • développer des stratégies concertées face aux communautés locales, aux États respectifs des participantes et à la communauté internationale ;
  • déterminer les suites à mettre de l'avant pour poursuivre le travail.

Le comité organisateur a balisé les grandes thématiques autour de six axes :

  • le concept de l'économie solidaire face au néo-libéralisme ;
  • le point de vue féministe sur l'économie solidaire ;
  • les droits fondamentaux dans le contexte de l'économie sociale ;
  • le rôle de l'État ;
  • les rapports à l'État (désengagement, décentralisation, régionalisation) ;
  • les stratégies à mettre en œuvre pour bâtir une économie solidaire.

Le déroulement du séminaire aura permis un dialogue constant et fécond entre les personnes-ressources et les participantes et entre les participantes elles-mêmes. Alternant exposés, ateliers et plénières, les travaux auront permis d'approfondir chacune des thématiques, de confronter des points de vues parfois opposés, de nourrir des convergences et de jeter les bases d'une stratégie de concertation et de réseautage à l'échelle internationale concernant l'économie.

Car ce deuxième séminaire a été réalisé dans la perspective de travailler sur le long terme et de rompre ainsi avec la logique événementielle ou ponctuelle qui a trop longtemps marqué les rencontres internationales.

Nous espérons que les actes de ce séminaire contribueront à renforcer le mouvement des femmes dans sa lutte incessante pour changer le «désordre» du monde et passer du néo-libéralisme à l'économie solidaire.

Le comité organisateur

 

1. L'économie solidaire face au néolibéralisme

1.1 L'économie solidaire: une alternative au néo-libéralisme

Humberto Ortiz, économiste péruvien

Le projet de l'économie solidaire ne se présente pas comme une île à part ou comme un secteur de plus de l'économie mondiale, mais plutôt comme une stratégie invitant l'ensemble des secteurs économiques et sociaux d'un pays, et même à l'échelle internationale, à bâtir une économie nouvelle, non seulement sur la base de la concurrence pour obtenir de meilleurs gains mais également sur celle du partage de plus en plus équitable des bénéfices et des connaissances.

L'économie est une dimension de la vie, ce n'est pas toute la vie. En ce sens, l'économie doit toujours être soumise aux exigences incontournables de l'éthique, aux valeurs de partage et de solidarité. Elle doit obéir au politique et à l'éthique, non l'inverse. Dans le modèle néo-libéral, ce n'est pas le cas : l'économie n'est soumise qu'au marché et à la recherche effrénée de profits sans considération aucune pour ses conséquences humaines, sociales, culturelles, politiques. D'où l'urgence et la nécessité de proposer une alternative radicale : l'économie solidaire.

Le néo-libéralisme... Un modèle simpliste qui ne fonctionne pas !

Le modèle néo-libéral se caractérise par son simplisme. On peut le résumer en une équation simple dont le programme d'ajustement structurel (PAS : voir encadré) constitue la proposition à court terme. Ce PAS s'articule autour des idées suivantes (voir Figure 1) :

  • L'augmentation constante de la croissance économique devrait automatiquement diminuer la pauvreté (on ne précise pas comment) à partir du principe bien connu selon lequel quand la coupe est pleine, elle déborde!
  • Pour que ce modèle réussisse, il faut réduire la taille de l'État. Cette réduction entraîne l'émergence du secteur informel (les tenants du néo-libéralisme parlent de secteur informel, pas d'économie populaire) et la privatisation massive.
  • Ces conditions étant réunies, les entreprises généreront automatiquement et comme par magie la croissance économique, le secteur informel lui-même produisant de plus en plus d'entreprises et de richesses et moins de pauvreté.
  • Avec ce modèle, nous serons heureux jusqu'à la fin de nos jours... ! ! !

 

Les tenants du néo-libéralisme reconnaissent volontiers l'extrême pauvreté que ce modèle génère pour des secteurs importants de la population. Aussi proposent-ils des programmes d'assistance pour ces très pauvres. On passe ainsi de programmes sociaux universels à des programmes compensatoires. Non pas la santé, l'éducation, l'alimentation pour tous, mais pour les plus pauvres. C'est là un des effets pervers des programmes d'ajustement structurel du néolibéralisme : tout réduire à la pauvreté extrême. H y a eu un débat animé à la Banque mondiale pour savoir quel était le meilleur moyen de cibler ces populations de la façon la plus pointue possible. C'est une démarche absurde même d'un strict point de vue d'efficacité économique.

Chronique d'une crise annoncée : l'origine des programmes d'ajustement structurel (PAS)

Vers le milieu des années 1970, après vingt ans d'une croissance économique soutenue, les pays occidentaux entrent en récession. L'année 1975 marque un point tournant : l'inflation et les déficits budgétaires chroniques font leur apparition à l'échelle mondiale. Les gouvernements font de la lutte à l'inflation leur priorité tout en continuant à stimuler la demande, comme si la récession n'était que passagère. Mais les années passent et l'on commence à comprendre que quelque chose de plus profond ne va pas : en fait, c'est le modèle économique dans son ensemble qui est en crise.

En particulier, les États-Unis, devenus le leader mondial incontesté sur le plan économique depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, se trouvent dans une situation de plus en plus précaire. Non seulement leur économie est-elle en piteux état, mais la compétition japonaise et européenne commence à menacer  leur hégémonie. La montée subite des prix du pétrole contribue à accroître la dette des États-Unis et des autres pays qui dépendent du pétrole du Moyen-Orient, ce qui accentue l'inflation et l'instabilité financière à l'échelle mondiale.

Se rendant compte que le problème est plus profond qu'elles ne voulaient d'abord le croire, les élites des pays industrialisés décident d'appliquer un remède draconien : la mondialisation de l'économie répondra à tous les maux. Elles entreprennent donc la dite restructuration.

C'est toutefois dans les pays en voie de développement que les « programmes d'ajustement structurel » prendront d'abord leur essor. Là aussi, l'endettement jouera un rôle important dans le déclenchement de la crise, mais dans des circonstances un peu différentes. En effet, les pays exportateurs de pétrole s'avèrent incapables d'absorber totalement les immenses capitaux qu'ils récoltent en raison de la hausse fulgurante du prix du pétrole. Ils placent donc ces « pétrodollars » dans les banques occidentales. Ces capitaux étant prestement disponibles, les banques sont plus que jamais disposées à prêter aux pays du Sud ; elles sollicitent elles-mêmes les emprunteurs et leur proposent des sommes faramineuses, le plus souvent pour la construction de méga-projets qui, dans les cas où ils franchissent l'étape de la table à dessin, sont souvent inefficaces sur le plan de la production et de l'environnement, et ce à des coûts exorbitants. Les créanciers se soucient peu de la solvabilité morale des élites au pouvoir et, dans de multiples pays, la corruption devient la norme. Dans beaucoup de cas, les sommes prêtées n'atteindront jamais leur destination finale.

Pour obtenir les dollars nécessaires au paiement des intérêts de la dette, les pays en voie de développement doivent exporter de plus en plus. Leur économie se tourne donc de plus en plus vers l'extérieur, au détriment des besoins de la population locale. Simultanément, le prix des produits traditionnellement exportés par le Sud, (bananes, sucre, etc.) s'effondre sur les marchés internationaux. Les pays du Sud se voient ainsi grandement désavantagés sur le plan des échanges commerciaux.

Au début des années 80, les taux d'intérêt atteignent des sommets inégalés ; il devient impossible pour les pays du Sud de rembourser ne serait-ce que les intérêts de leur dette. Les banques commencent alors à parler de crise du système financier international, tandis que de nombreux pays s'engouffrent dans la spirale sans fin de l'endettement-emprunt-endettement. Les pays désormais hyper-endettés (Brésil, Mexique, Venezuela, République dominicaine) devront, pour avoir accès à de nouveaux capitaux, se soumettre à des politiques élaborées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Ces politiques, qui se concrétisent par l'imposition des fameux programmes d'ajustement structurel, visent l'insertion accélérée des pays du Sud dans l'économie de marché mondiale.

 Vers le milieu des années 80, les pays d'Amérique du Nord emboîtent le pas. Leur endettement atteint des sommets sans précédent et la crise se fait de plus en plus sentir. Le Canada, les États-Unis et le Mexique entreprennent tous trois en marche une restructuration qui les mènera ultimement à la signature d'un accord de libre-échange trilatéral.

Cette convergence est rendue possible par une conjoncture particulière : l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement conservateur au Canada et républicain aux États-Unis amorce une véritable révolution conservatrice. Au Mexique, le parti au pouvoir se dit convaincu que la seule façon de sortir le pays du marasme consiste à « s'attacher solidement au Nord », c'est-à-dire à adopter une politique d'intégration économique.

Au-delà de leurs particularités régionales ou nationales, les PAS se ressemblent partout, au Sud comme au Nord. Ils préconisent entre autres mesures :

  • la levée de toutes les restrictions à la libre circulation des capitaux ;
  • la réduction des budgets de santé et d'éducation, entre autres services publics ;
  • l'orientation de l'économie en fonction de l'exportation plutôt que des besoins de la population ;
  • la privatisation de sociétés publiques stratégiques : télécommunications, énergie, transports, etc.

Source : Solange Delisle, Deuxième séminaire international sur l'économie solidaire.

 Le monde... comme une coupe de Champagne !

Mais les PAS ont échoué parce que le problème du monde est celui de la coupe de Champagne (voir Figure 2).

Les 20 % de la population mondiale les plus riche possèdent :

  • 82,7 % du PNB,
  • 81,2 % du commerce mondial,
  • 94,6 % des prêts commerciaux (crédit),
  • 80,6 % de l'épargne interne,
  • 80,5 % des investissements intérieurs

alors que les 20 % les plus pauvres ne possèdent que :

  • 1,4 %du PIB,
  • 1 % du commerce mondial,
  • 0,2 % du crédit commercial,
  • 1 % de l'épargne interne
  • 1,3 % des investissements intérieurs.

À l'évidence, ce modèle ne fonctionne pas. Il n'est pas davantage viable à long terme. Même les tenants du néo-libéralisme le reconnaissent (voir en particulier les déclarations des Nations Unies et de certaines organismes multilatéraux). Il ne peut pas résoudre les crises économiques (celle du Mexique par exemple), encore moins les problèmes sociaux illustrés par la coupe de Champagne. Parmi ces problèmes, il y a bien sûr celui de la violence engendrée par les injustices sociales criantes, l'extrême pauvreté.

Au Pérou, pour ne citer que ce pays, il règne une situation très dure de violence extrême depuis les années 80. Quelque 25 000 morts et des résultats douteux pour le peuple. D'un côté, le Sentier lumineux qui assassine des militants, telle Maria Elena Moyano. De l'autre, les militaires qui assassinent par milliers les gens du peuple. Ce climat empêche tout investissement dans l'économie ; sans investissement, la pauvreté extrême se perpétue. Ce cercle vicieux reflète les contradictions du modèle néo-libéral. Sans parler des 75 conflits armés de faible intensité dans lesquels les populations se débattent. Quel monde est possible dans cette situation de guerre, de confrontation sociale ?

Selon le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), ce modèle néo-libéral se caractérise également par :

  • les inégalités de revenus à l'intérieur des pays et entre les pays ;
  • le faible pouvoir de négociation des pays pauvres sur les marchés internationaux ;
  • le fait que les marchés ne fonctionnent pas librement ;
  • l'affaiblissement des programmes de protection sociale ;
  • la croissance de la pauvreté contre le développement, et de l'exclusion contre la participation.

À l'aube du nouveau millénaire, un nouveau pacte international est devenu une nécessité.

 Figure #2

Le monde comme une coupe de Champagne!

Chaque bande horizontale représente le cinquième de l'humanité

 

La nécessité d'une alternative

D'où la nécessité, affirmée par les Nations Unies, d'un nouvel ordre économique mondial capable de mener à la constitution d'un nouvel ordre mondial. Le PNUD avance même que ce nouvel ordre doit se fonder sur la coopération entre les pays parce que le marché ne peut rien faire si ce n'est amplifier les problèmes de la coupe de Champagne. Il s'agit ici d'un développement permettant de répondre aux besoins fondamentaux et de développement durable, ce qui est impossible avec le modèle néo-libéral.

À l'échelle de la planète, l'économie solidaire se présente donc comme une alternative globale au modèle néo-libéral qui conduit le monde à sa perte. Il s'agit véritablement d'une alternative parce que basée sur la coopération, sur le désir de changer cette coupe de Champagne, sur un appel à la solidarité nationale et internationale de tous les secteurs de l'économie. Voilà pourquoi, même avec ses faiblesses, l'économie solidaire représente une force historique à développer.

De quoi parlons-nous ?

Au départ, il importe de bien clarifier les concepts pour savoir de quoi l'on parle au juste. Ainsi, il existe des distinctions entre l'économie populaire, l'économie sociale et l'économie solidaire.

Économie populaire : ensemble des activités réalisées de manière spécifique par le peuple, en particulier le peuple pauvre dont les paysans, pour produire des revenus propres par des activités de production ou pour réduire le coût de vie (par des activités de consommation). L'économie populaire, c'est ce que fait le peuple de manière auto-gestionnaire à partir de ses propres efforts.

Économie sociale : ensemble des activités économiques impliquant des acteurs reliés ni à l'État ni au secteur privé. Cet ensemble englobe les activités de l'économie populaire de même que les activités des organismes non gouvernementaux (ONG), des coopératives de production ou des services d'un autre type dont les membres ne sont pas nécessairement pauvres.

Économie solidaire : cette économie est évidemment liée à l'économie populaire puisque le peuple a donné des preuves de solidarité économique, de même qu'avec l'économie sociale qui par définition pratique la solidarité. Mais l'économie solidaire cherche à aller plus loin. Oui, il faut partir du peuple, oui il faut radicaliser les processus d'autogestion et d'autonomie gouvernementale, oui, il faut aller le plus loin possible dans cette économie « différente ». Mais il faut impliquer l'Etat et le secteur privé. Bref, il faut impliquer l'ensemble de l'économie.

En ce sens, le projet de l'économie solidaire ne se présente pas comme une île à part ou comme un secteur de plus de l'économie mondiale, mais plutôt comme une stratégie invitant l'ensemble des secteurs économiques et sociaux d'un pays, et même à l'échelle internationale, à bâtir une économie nouvelle, non seulement sur la base de la concurrence pour obtenir de meilleurs gains mais également sur celle du partage de plus en plus équitable des bénéfices et des connaissances.2

Genèse de l'économie solidaire

On appelle «économie solidaire» l'ensemble des formes d'organisation des secteurs populaires, urbains aussi bien que ruraux, tendant à créer leurs propres sources de travail et à se procurer à moindre coût, au moyen de l'aide réciproque, personnelle et surtout collective, l'accès aux produits de première nécessité tels : les aliments, les médicaments, le logement, les services d'éducation, de santé, etc.

Ces formes d'organisation naissent au sein de populations vivant dans des conditions très précaires, dans des situations de pauvreté, d'extrême pauvreté, d'exclusion et de violence de toute sorte. C'est ainsi qu'apparaissent diverses organisations d'économie solidaire dans les secteurs de la production (petites et microentreprises, entreprises autogérées), du commerce (petits commerçants, vendeurs ambulants), des services (ateliers de réparation, fonds de roulement, caisses d'épargne et de crédit) ou de consommation (cuisines collectives, clubs de mères, comités de santé, diverses associations de logement, etc.).

Les expériences actuelles de l'économie solidaire combinent les aspect individuel et collectif de manière de plus en plus créative. Par exemple, un grand nombre de micrœntreprises individuelles ou ambulantes ont créé des associations ou des fédérations leur permettant d'avoir accès aux services communs (crédit, formation, contrats commerciaux ou d'approvisionnement avec le secteur public et privé). Il est vrai que ces expériences sont hétérogènes, et marquées par un fort esprit de concurrence et d'individualisme. Mais, même ainsi, la constante va dans le sens de l'aide réciproque dans le but d'obtenir en commun ce que, vu la précarité, on ne saurait obtenir individuellement.

L'économie solidaire surgit des identités locales, elle cherche à se donner un espace sur le marché concurrentiel et à créer d'autres espaces où échanger des biens mais dont on partage les bénéfices.

L'économie solidaire s'exprime d'abord et avant tout dans des rapports de coopération basés sur la justice. Elle dépend des rapports d'un ensemble de personnes, de groupes, d'institutions, de pouvoirs politiques : ouvriers, organisations populaires, vendeurs, clients, entreprises privées, communautés locales, municipalités, État central, etc.

L'économie solidaire se présente comme une stratégie locale, régionale, nationale et internationale visant à construire une économie basée non seulement sur la compétitivité mais aussi sur le partage et la coopération. Pour ce faire, elle cherche à arrimer la solidarité vécue dans les expériences économiques du secteur populaire avec la solidarité des entrepreneurs privés mieux disposés et plus sensibles à la nécessité de construire une économie viable pour tous et toutes. Elle cherche à mettre en relation les grandes et moyennes entreprises qui possèdent l'expertise avec les petites et les micro-entreprises.

C'est pourquoi le projet de l'économie solidaire ne se présente pas comme une île à part ou comme un secteur de plus de l'économie mondiale, mais plutôt comme une stratégie invitant l'ensemble des secteurs économiques et sociaux d'un pays, et même à l'échelle international, à bâtir une économie nouvelle, non seulement sur la base de la concurrence pour obtenir de meilleurs gains mais également sur celle du partage de plus en plus équitable des bénéfices et des connaissances.

Source: les paragraphes en italique sont tirés de Ortiz, H. Économie solidaire, participation et développement local, Dial, 16-31 décembre 1995

Comment « opérationnaliser » l'économie solidaire ?

L'économie solidaire se présente comme une stratégie de rechange au néo-libéralisme, elle se déploie sur le moyen et le long terme. Voici quelques outils susceptibles de rendre visibles les diverses articulations du modèle d'économie solidaire.

L'économie populaire comme une des composantes majeures de l'économie solidaire

L'économie solidaire ne se réduit pas à l'économie populaire mais elle entretient avec elle des liens stratégiques. Aussi importe-t-il de bien comprendre et analyser ce type d'économie qui concerne des millions de personnes, en fait la majorité de l'humanité.

L'économie populaire est diversifiée, il faut pouvoir en saisir les multiples potentialités. Le tableau 1, du sociologue chilien Razeto, illustre la multiplicité des activités de l'économie populaire, les conditions de leur mise en forme au sein de divers types d'entreprises (organisations populaires, familles, individus) et la différence entre les logiques permettant d'intervenir dans le sens de l'économie solidaire.

Tableau 1

 La partie A du tableau correspond au stade de l'assistance, c'est-à-dire celui où il n'y a aucun revenu. Par exemple, certaines projets relevant de la seule logique de l'assistance sociale se résument à des dépenses et ne génèrent aucun revenu.

La partie C du tableau correspond aux activités collectives de l'économie populaire. Des micro-entreprises d'organisations populaires peuvent générer des revenus et relever ainsi d'une autre logique : là est la différence.

La partie B montre une situation où l'économie familiale est en état de subsistance.

Mais la situation n'est ni statique ni linéaire : on peut monter ou descendre dans ce schéma.

L'important est de déceler les activités les plus susceptibles de se développer dans le champ de l'économie populaire. Détecter, distinguer ce qui relève de la stricte survivance et ce qui relève de formes d'organisation propres à l'économie familiale ; ce sont ces activités qui comportent les plus grandes possibilités de développement à moyen terme.

Les mesures de la pauvreté : deux regards différents

Il existe deux façons fort différentes de mesurer la pauvreté (voir Figure 3). Cette figure vaut pour tous les pays, car les mesures de pauvreté y sont plus ou moins les mêmes.

 Ces façons différentes de mesurer la pauvreté résultent de deux méthodes différentes :

  • l'une est basée sur le degré de satisfaction des besoins fondamentaux (niveau de nutrition et de mortalité infantile, disponibilité des services d'éducation, de santé, etc.), soit le « degré consommation » comme disent les économistes. Donc à gauche de la figure, les plus pauvres, et à droite les plus riches ;
  • l'autre est basée sur les seuils de pauvreté établis à partir des revenus nécessaires pour avoir accès aux besoins de base. En Amérique latine et dans les pays du tiers monde, il ne suffit pas de mesurer le degré de satisfaction des besoins fondamentaux. Il faut mesurer la pauvreté à l'aide d'un critère qui calcule les revenus. Dans la figure, ceux qui sont sous ce seuil sont pauvres et ceux qui sont au-dessus ne le sont pas.

Deux lignes de pauvreté, deux méthodes différentes qui paraissent se ressembler, mais qui ne coïncident pas du tout. Le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) a opté pour une combinaison des deux méthodes, qui permet de distinguer quatre secteurs :

Quadrant A : Le niveau de revenus est au-dessus du seuil de pauvreté ; en principe, donc, les personnes de ce secteur ne sont pas pauvres. Par contre, comme ils ne parviennent pas à satisfaire leurs besoins de base, elles sont pauvres. C'est le cas d'un travailleur ambulant autonome du Pérou qui vit dans un quartier pauvre, qui a des revenus mais qui ne bénéficie pas des services de l'État (santé, éducation). C'est la pauvreté par non satisfaction des besoins de base.

Quadrant C : Les personnes de ce secteur ne sont pas pauvres puisqu'elles parviennent à satisfaire les besoins de base. Mais elles sont pauvres selon les revenus. C'est le cas de la classe moyenne, les professeurs par exemple, qui s'est appauvrie par suite des ajustements structurels. C'est la pauvreté entre les murs de la maison ; ces gens vivent dans des quartiers où les indicateurs (logement, mortalité, etc.) sont bons, mais ils n'ont pas assez d'argent pour prendre le bus et aller travailler. C'est la pauvreté par manque de revenus.

Quadrant B : C'est la pauvreté structurelle ou à long terme, car les causes en sont structurelles. La situation de ces populations ne changera que s'il y a changement structurel. C'est la pauvreté qui existait avant les programmes d'ajustement structurel qui ont étendu la pauvreté aux quadrants A et C. C'est la pauvreté extrême où on n'a pas accès même à l'alimentation. Les programmes néo-libéraux ciblent ces populations, ce qui ne provoque aucun effet multiplicateur.

Quadrant D : Ce quadrant abrite les non-pauvres mais il existe des niveaux à l'intérieur de ce quadrant, plusieurs y vivent des situations de précarité et d'instabilité.

Le plus important, c'est de proposer des mécanismes de solidarité entre les pauvres telles les cuisines collectives susceptibles de rejoindre les secteurs A, C et B, de façon que les moins pauvres aident les plus pauvres. La lutte à la pauvreté ne consiste pas à cibler mais à solidariser.

Le grand objectif est de mettre un terme à la pauvreté. La société doit l'exiger, par le biais de la solidarité. L'économie solidaire, du point de vue des pauvres, implique l'engagement de tous. Sinon, il n'y aura pas de solution viable et durable. Il ne suffit pas de travailler avec les quadrants C et D ; il faut aussi engager le quadrant B. Comment ? Par l'imagination.

Pour lire la réalité des milieux populaires : une matrice socio-économique de base

L'économiste argentin Coraggio offre lui aussi de vue intéressant sur l'économie populaire qu'il propose de lire à l'aide d'une matrice socio-économique de base. En voici les composantes.

Il propose le concept de fonds de travail : dans l'économie populaire, s'il n'y a presque pas de capital, il y a par contre du travail. Il y a une accumulation de travail qu'il est intéressant de quantifier. Ce fonds de travail est constitué de la somme des activités de production et de reproduction exécutées par toute la famille : enfants, jeunes, adultes, femmes, personnes âgées.

Ce fonds se décompose en travail de reproduction et de production, en général marchande. Ce n'est pas tout le travail réalisé par la famille qui entre dans la sphère du marché. Comme disait Marx : tout ne possède pas une valeur d'échange, cela ne signifie cependant pas qu'il n'y a pas valeur d'usage. D'où l'importance que ce qui a de la valeur ait une valeur, autrement dit qu'il y ait reconnaissance de la valeur des activités qui sont hors de la sphère marchande ou monétaire.

Le travail de reproduction

Cette sphère comprend le travail domestique et la consommation, généralement assuré par le travail non rémunéré des femmes. Le travail domestique solidaire serait le travail communautaire lié à la reproduction et à l'apprentissage (ou d'éducation, de formation). Cet aspect est très important, car on valorise rarement le travail humain d'éducation et d'enseignement de la petite enfance. Or, cet apprentissage constitue une activité majeure de l'économie populaire, c'est quasi sa principale valeur ajoutée.

Le travail marchand

Cette sphère liée au marché comprend :

  • le travail domestique marchand (petite boutique ou dépanneur situé directement dans la maison). En Amérique Latine, les gens travaillent beaucoup dans leur maison ;
  • le travail salarié par lequel on vend sa force de travail à l'extérieur de la maison ;
  • le travail marchand autonome, celui, par exemple, du vendeur ambulant ou du micro-entrepreneur qui sort de la maison mais qui y travaille également.

Coraggio a tenté, dans le cadre d'une enquête réalisée à Managua, au Nicaragua en 1985, de mesurer et de quantifier ce fonds de travail pour en connaître la valeur réelle. Résultat : voir Tableau 5

 

On notera que le travail de reproduction - qui se situe hors de la sphère marchande - compte pour 55 % de ce fonds tandis que le travail proprement marchand compte pour 45 %.

Il y a donc un fonds de travail très important dans les familles, en particulier celui des femmes, qui n'entre ni dans la logique ni dans la sphère du marché mais qui n'est pas reconnu. Pourtant, il fait partie de l'économie populaire, de l'économie sociale et aussi de l'économie solidaire.

 Les visées de l'économie solidaire

En réalité, l'économie solidaire vise à impliquer les différents secteurs de l'économie : le secteur social incluant l'économie populaire, le secteur privé et  le secteur public.

Bien entendu, par son essence même, l'économie solidaire origine de l'économie sociale, elle entretient avec elle des liens stratégiques très étroits. Mais l'économie solidaire ne se limite pas à l'économie sociale, elle la transcende comme modèle de rechange au modèle néolibéral. Elle s'appuie sur la collaboration mais elle va plus loin en interpellant toutes les forces économiques. Surtout, elle tire sa force de sa position éthique en faveur de la solidarité, position à partir de laquelle elle questionne ces forces économiques.

Selon Razeto, l'économie solidaire développe un nouveau facteur de production, le facteur C L'économie capitaliste ne considère que les facteurs du capital et du travail. L'économie solidaire y ajoute le facteur C, c'est-à-dire Coopération, Communauté, Partage (en espagnol on dit Compartir) et Cœur. La valeur ajoutée de l'économie solidaire est justement la solidarité.

 

Un modèle d'économie solidaire aux niveaux local, régional, national et international

Dans les années 70, on disait qu'il fallait changer en premier le national pour changer le local. Si le modèle global de développement ne change pas, pensait-on alors, les politiques économiques à court terme ne changeront pas, et si ni le modèle global ni les politiques à court terme ne changeaient pas, il serait impossible de changer les politiques locales et régionales.

Aujourd'hui on a changé le point de vue : on doit partir du local pour changer le régional et le national.. Comme disent les Africaines, il faut « Penser globalement et agir localement » ou agir localement dans une perspective globale. Il ne s'agit pas de sombrer dans le localisme ; mais, à partir du local, il faut projeter des changements majeurs dans l'économie et la société.

Les composantes de l'économie locale

  • les activités productives (petites et micro-entreprises populaires, autres entreprises moyennes et plus grosses) ;
  • les activités commerciales et de services (ces deux secteurs sont appelés à se développer beaucoup dans un proche avenir) ;
  • les activités de consommation organisées sous une forme coopérative ou autre (cuisines collectives au Québec, au Pérou) et non organisées (c'est-à-dire toute la population) ;
  • les activités financières (banque, coopératives de crédits, etc.). Pour chaque dix dollars d'épargne recueillis par les banques, un seul retourne en prêt ; le reste sort du local. Les banques ne sont donc pas un facteur de développement local.
  • les  technologies.   On  a besoin  de  nouvelles  technologies  respectueuses  de l'environnement et basées sur le travail. Ici on doit interpeller les universités et les instituts de technologie pour qu'ils se mettent au service de l'économie locale. Leur rôle, en effet, consiste non seulement à produire des connaissances mais aussi à les appliquer pour la création de cette économie locale.

Pour tenir compte des critiques tout à fait justes que les participantes au séminaire ont faites de ce modèle, il faut ajouter une sixième composante, celle de l'éducation populaire inspirée des principes et de la méthodologie de Paolo Freire, toujours actuelles : éduquer pour transformer et transformer pour éduquer.

Cela place le travail d'éducation populaire dans une situation spéciale. Il ne suffit pas de dire éducation pour le travail. Si la technologie est nécessaire, elle est aussi insuffisante. L'éducation est un concept beaucoup plus vaste. Elle génère des processus de transformation et divers types de solidarité.

Un modèle d'économie solidaire doit absolument intégrer le travail d'éducation à la citoyenneté.

Si l'économie est la science du meilleur usage de ressources rares et des meilleurs moyens pour y parvenir, le modèle actuel ne fonctionne pas, puisque les ressources ne sont pas pleinement utilisées. C'est pourquoi l'économie solidaire cherche à organiser la liaison entre les différentes composantes du développement local, à provoquer un enchaînement au sein de cette économie locale de façon à produire une croissance en spirale, lente mais assurée.

 figure 7

La spirale du développement de l'économie solidaire

On a qualifié ce modèle d'autarcique, c'est-à-dire donnant l'impression de vouloir fermer les frontières alors que nous sommes dans un monde globalisé. D'où les quatre ouvertures :

  • le marché : il est important d'accéder à de nouveaux segments de marchés, au-delà du local, et de gagner des capacités compétitives ;
  • la coopération internationale : il faut bâtir de nouvelles formes de coopération internationale, non seulement en tant que financement de projets ponctuels mais en tant que partie prenante d'un projet historique de transformation. Dans cette vision, la coopération se transforme en solidarité internationale. Il faut avancer cette proposition à l'échelle mondiale ;
  • l'État ne peut se laver les mains. Il a une fonction solidaire, autant le gouvernement central que les gouvernements locaux qui doivent injecter des ressources dans le développement local ;
  • la société civile, c'est-à-dire tout ce qui se fait par la société civile elle-même.

L'articulation des six composantes

L'économie locale, pour articuler les six composantes et les arrimer à la culture des peuples, doit :

  • tenir compte de la maison, souvent utilisée en Amérique latine autant comme habitat que comme lieu de production ;
  • respecter l'environnement car il n'est pas question de développer une économie locale qui pollue le milieu ;
  • s'organiser en conglomérat de microentreprises (fabriques de souliers ou de vêtements regroupées pour produire) ;
  • utiliser au maximum les programmes sociaux et d'infrastructure, par exemple la construction des routes (programmes parfois intéressants pour permettre à des localités de rejoindre les marchés) ;
  • créer de nouvelles organisations telles des Chambres de commerce locales avec une orientation solidaire.

Quant aux ONG, leur rôle consiste à promouvoir cette articulation, cet enchaînement, cette imbrication des six composantes les unes dans les autres. Comme le disait l'économiste péruvien José Tavara : « Il doit exister une intelligence locale du développement. » Qui sont les acteurs de cette intelligence locale ? La société civile et au premier chef, les femmes.

Deux logiques complémentaires

On peut mettre en débat la logique de la consommation et celle de la production. Il est important de souligner ces deux aspects, car on assimile souvent l'économie populaire à la seule et unique logique de consommation alors qu'il existe dans l'économie populaire une multitude d'initiatives qui cherchent à générer des revenus. Mais il y a parfois confusion. Ainsi, une cuisine populaire qui met en place une entreprise, mais qui la gère comme une cuisine, se trompe ; les deux logiques sont différentes mêmes si les deux font partie de l'économie populaire.

Dans la logique de la consommation, le prix des produits doit viser à couvrir les frais généraux de production. Il s'agit de fournir un produit au meilleur coût possible,c'est le seul objectif. On ne cherche pas à faire de l'argent. Alors que la logique d'une entreprise de production, si petite soit-elle, consiste non seulement à couvrir les frais mais aussi à faire du profit, à prendre une place dans le marché pour générer des possibilités de capitalisation.

Le dépassement du localisme

Nous ne sommes pas encore passés à une phase de transformation. N'ayant pas encore dépassé le niveau local, nous n'avons pas de projets régionaux, nationaux, ou internationaux. C'est le grand défi de la société civile. Pourquoi ne pas faire des alliances stratégiques entre nos programmes de développement, pourquoi ne pas intervenir au Fonds monétaire international, à la Banque mondiale, à la Banque interaméricaine de développement ? On pourrait discuter des orientations philosophiques mais aussi des aspects techniques. Nous avons la responsabilité de devenir plus actifs et d'intervenir à ces niveaux.

Un positionnement éthique

Il importe d'abord de se situer au plan éthique. C'est à partir de ce point de vue, de cette position qu'il faut élaborer une nouvelle proposition, une nouvelle économie solidaire mondialisée. L'alternative est claire : à la mondialisation du marché, il faut opposer la mondialisation de la solidarité.

La mondialisation maximale de l'économie solidaire pose en effet la question des nouvelles relations Nord-Sud et des nouvelles relations horizontales au Nord comme au Sud. Le schéma traditionnel des relations Nord-Sud est le suivant : les sociétés transnationales viennent au Sud dans le seul objectif de faire du profit et le rôle des agences gouvernementales (AID, ACDI) est d'accompagner ce processus pour qu'il soit rentable, en assumant par exemple les coûts de certaines infrastructures dans les pays concernés. La privatisation va dans ce sens.

Or, nous connaissons des expériences d'économie solidaire au Nord comme au Sud. Pourquoi ne pas les lier ? Mais les lier aussi sur la base de critères économiques, car les relations Nord-Sud doivent être viables à long terme. Pourquoi ne pas penser à des activités d'import-export entre sociétés d'économie solidaire ? Ce serait la clé de la construction d'un projet global d'économie solidaire, à l'échelle mondiale.

Les sociétés transnationales parlent de mondialisation ; hé bien utilisons-la en faveur d'un projet à plus long terme !

Ne soyons pas naïfs, il y aura des conflits de classes, mais la conjoncture nous oblige à travailler à long terme et à promouvoir des engagements variés des différents secteurs de la société, de tous ceux et celles qui ont à voir avec l'économie et qui sont susceptibles de répondre aux appels de solidarité.

Voilà donc le modèle d'une économie solidaire. Il s'agit d'une proposition à débattre qui interpelle en particulier les économistes, car elle fait la démonstration qu'il est possible de penser un nouveau modèle à partir de la science économique.

Le rapport à l'état et le rôle des acteurs sociaux

L'économie solidaire implique... que l'État s'implique.

Économie solidaire et nouveaux rapports sociaux

L'économie solidaire pose de nouveaux défis en ce qu'elle propose de nouveaux rapports et des changements dans les relations entre l'État, le marché et la société civile. Partie de l'économie sociale, elle cherche à la transcender et à s'associer à l'économie privée et à l'économie publique. C'est un appel radical à être solidaire, et ce à même les relations économiques. En ce sens, l'économie solidaire cherche non seulement à maximiser les profits mais aussi à optimiser le partage.

Le rôle solidaire de l'État

L'économie solidaire implique que l'État s'implique. Le rôle solidaire de l'État se situe à deux niveaux :

  • dans l'exercice de son propre rôle et la prise en charge de ses propres responsabilités, par exemple la régulation (lois, réglementation, normes) ;
  • dans la création des conditions permettant l'émergence des solidarités.

Le rôle d'un État solidaire est très bien décrit dans la Charte d'un Québec populaire (voir encadré). Il nous faut travailler activement dans cette direction et insister sur la nécessité pour l'État :

  • de créer les conditions d'émergences des solidarités économiques et sociales ;
  • de favoriser la collaboration entre les acteurs sociaux, particulièrement avec les femmes qui partout dans le monde sont en première ligne des initiatives solidaires ;
  • de susciter la solidarité sociale pour le bien commun comme responsabilité de l'État mais aussi de tous les acteurs sociaux ;
  • de répartir équitablement la richesse, entre autre par une fiscalité plus progressive et par un partage plus équitable, entre individus et sociétés, des impôts et des taxes directes et indirectes ;
  • d'agir comme régulateur de l'économie et de concilier efficacité économique et équité sociale ;
  • de veiller au respect et à la protection de l'environnement ;
  • de démocratiser l'économie. Razeto dit très justement que le marché démocratique n'existe pas parce qu'il est aux mains des monopoles et des entreprise internationales. Pour qu'il y ait libre marché, il faut le démocratiser, faire en sorte qu'il y ait liberté de concurrence. Mais si la concurrence n'existe pas, de quelle économie libre parlons-nous ? C'est la main invisible d'Adam Smith qui n'existe pas non plus ;
  • de protéger les droits et l'accès à la justice.

À propos de la relation entre solidarité et efficacité

Parfois, la poursuite de l'efficacité dans l'action paraît en contradiction avec la solidarité et l'engagement. On doit dépasser une telle conception: on poursuit à la fois la solidarité et l'engagement d'un côté et l'efficacité de l'autre. L'efficacité signifie l'atteinte maximale des objectifs et bénéfices recherchés, utilisant les meilleurs moyens, les capacités et les ressources disponibles. La solidarité et l'engagement ne sont pas des faiblesses mais une force, une énergie qui impulse l'action et l'atteinte des objectifs visés. L'efficacité est donc une conséquence, un résultat de l'engagement solidaire. Autrement dit, plus on sera solidaire, plus on sera efficace, plus on sera efficient. Quand il y a absence d'efficacité c'est qu'il y a un mauvais usage des moyens et ressources disponibles. Il est probable qu'il y ait un déficit de solidarité et d'engagement dans l'action. Autrement dit, s'il y a manque d'efficacité c'est que la solidarité qui la précède a manqué. Une action sociale efficace fait la démonstration de la solidarité et de l'engagement. (Source: Razeto, sociologue chilien. Économie de solidarité et marché démocratique)

 La Charte d'un Québec populaire

L'état

Dans le Québec que nous voulons bâtir, nous transformerons l'État pour qu'il devienne davantage au service des gens et de la collectivité.

Les relations entre l'État et les gens

État et pouvoir (Article 81) L'État québécois doit permettre à la population de s'approprier collectivement et démocratiquement

le pouvoir tant économique que politique.

État et développement (Article 82)

 L'État doit servir à élaborer et mettre en marche une stratégie de développement axée sur :

  • la satisfaction de nos besoins réels,
  • la promotion efficace des droits et libertés,
  • la réalisation d'une véritable démocratie politique, économique et sociale,
  • l'établissement d'une équité complète pour tous les citoyens et citoyennes.

État et responsabilités collectives (Article 83)

L'État doit faire la promotion de la solidarité sociale et combattre les inégalités avec tous les moyens dont il dispose. Les citoyennes, les citoyens, les communautés locales, régionales et l'État engagent ensemble leur responsabilité au niveau du projet de société. Ils doivent chercher à le gérer ensemble. L'État doit favoriser cette coresponsabilité.

Les rôles de l'État

Animation de la base (Article 84)

 L'État dont nous voulons a pour mission de créer un environnement et des conditions favorables aux initiatives de la base. Il favorise l'autonomie et la prise en charge dans les régions et les quartiers.

Collaboration avec les acteurs sociaux (Article 85)

L'État doit faciliter la définition des orientations collectives en travaillant avec les acteurs sociaux à déterminer les stratégies et les moyens pour réaliser ces orientations. Il agit alors comme maître d'œuvre.

Intérêt collectif (Article 86)

C'est un rôle de l'État de représenter les intérêts collectifs et d'en faire la promotion dans la société. Il doit viser l'amélioration du bien-être de chacun et de chacune. C'est à l'État aussi de favoriser la participation, la cohésion et la solidarité sociale.

Répartition de la richesse (Article 87)

Une des fonctions de l'État consiste à redistribuer la richesse. Il peut le faire entre autre par une fiscalité plus progressive et plus équitable, par le plein emploi, par une politique améliorée de sécurité du revenu, par le maintien et le renforcement des programmes sociaux et des services publics.

Régulation de l'économie (Article 88)

C'est à l'État d'agir comme régulateur de l'économie, pour concilier efficacité économique et équité sociale, dans une perspective de développement viable.

Environnement (Article 89)

 Il revient à l'État de fournir les moyens d'assurer un environnement sain et de voir à la réparation des dommages déjà causés à l'environnement.

Démocratisation de l'économie (Article 90)

L'État auquel nous aspirons favorise la démocratisation de l'économie. Il planifie en s'appuyant sur la participation de tous les acteurs sociaux. Il décentralise des pouvoirs pour le développement socio-économique local et régional et soutien les initiatives économiques communautaires. Tout en décentralisant, il garantit par des normes nationales un accès équitable aux services publics et aux programmes sociaux dans toutes les régions. Il fournit aux régions des moyens qui garantissent l'équité dans l'application des normes nationales en vue d'une plus grande égalité entre les régions.

Protection des droits et accès à la justice (Article 91)

L'État garantit la protection des droits individuels et collectifs. Il assure l'accès de toutes et de tous à la justice et au système judiciaire.

À propos des pouvoirs de l'État

Parler de l'État c'est parler de ses pouvoirs ; or, quels sont-ils ?

Les pouvoirs de l'État

 

En Amérique latine, le pouvoir exécutif suppose un certain degré d'accord avec l'armée. On peut également questionner le pouvoir électoral lorsque les gouvernements censément démocratiques se perpétuent. En principe, il doit exister un certain équilibre entre ces pouvoirs, ce qui n'est pas le cas. L'équilibre est trop souvent rompu en faveur du pouvoir exécutif.

De plus, on doit prendre en compte que le pouvoir exécutif national se voit de plus en plus soumis à une sorte d'instance supranationale de plus en plus présente. Cette instance, pas toujours visible, fait que la politique des pays en vient à être dirigée par les organismes multilatéraux. Ainsi, au sein même des pouvoirs nationaux il existe un pouvoir supranational dont il faut tenir compte.

La décentralisation de l'État et le regroupement de la société civile : un double processus

Le tableau suivant permet de comprendre le double processus de décentralisation, qui est le fait du pouvoir exécutif, et de regroupement, qui est le fait de la société civile. D'un côté, il existe en théorie des gouvernements au centre, dans les régions et dans les localités. Mais au Pérou, par exemple, le gouvernement régional n'a aucune autonomie. Par contre, les municipalités assument un véritable gouvernement local. De l'autre côté, la société civile, nationale, régionale, locale poursuit un processus de regroupement.

Si la régionalisation ne comporte aucune garantie pour la société civile, la décentralisation est par contre importante car elle permet de démocratiser l'utilisation des ressources économiques et de transférer aux gouvernements locaux le pouvoir de gestion sans lequel ils ne peuvent rien faire.

 Tableau 8

Processus de décentralisation de l'État et de regroupement de la société civile

Des rapports contradictoires entre État et société civile

En Amérique latine les expériences commencent par le bas. Avant de penser que tout doit venir du haut vers le bas, on doit partir du bas mais aller vers le haut. Au Pérou il y a eu pendant dix ans au niveau local des expériences de cogestion entre les représentants des municipalités et de la société civile, pour la planification locale, les projets de santé, etc.

Ces expériences démontrent que la cogestion est un rapport dialectique, qu'elle est contradictoire, paradoxale. Si on pouvait dégager de ces expériences des années 80 une loi de l'histoire, elle s'énoncerait ainsi : le rapport entre État et société civile est et sera un rapport contradictoire. Ne prétendons pas éliminer cette contradiction, jouons plutôt avec elle, utilisons-la. Certes, il y aura toujours un rapport de pouvoir. Il y aura cogestion majoritaire si la société civile réussit à influencer de manière prépondérante les décisions politiques, et minoritaire si elle ne réussit pas. Ce sera toujours un rapport de forces.

Ces instances de cogestion jouent à la manière de vases communiquants en faveur de la construction de ce que j'appelais auparavant des contre-pouvoirs et que je préfère aujourd'hui nommer un rapport de pouvoir dialectique entre l'État et la société civile. Au lieu de contre-pouvoirs, on peut parler de regroupement. Le mouvement vise donc le plus de regroupement possible du côté de la société civile et le plus de décentralisation possible du côté de l'Etat.

Dans ces relations, l'objectif sera de décentraliser, de faire descendre le pouvoir aux niveaux plus locaux de l'État. Car le gouvernement local ne possède encore que peu de pouvoir de décision lequel demeure concentré au niveau central.

Qu'est-ce que la société civile ?

La société civile est constituée des différentes organisations de citoyens et citoyennes en dehors de l'assistance de l'Etat : organisations populaires, syndicats, entreprises d'économie populaire ou sociale, etc. La société civile est donc très diversifiée et très hétérogène. Elle est sans cesse à construire.

La société civile nationale et régionale sont des réalités à construire. En général il existe une société civile au niveau local mais pas au niveau régional et encore moins au plan national. Il n'existe pas non plus d'instance de relation État-société civile aux plans régional et national.

Si on peut penser à une instance supra-étatique au niveau international, de même doit se créer une telle instance pour la société civile. Il n'y aura pas d'autres moyens, durant les prochaines années, pour les organismes multilatéraux de confronter les décisions politiques. Peut-être sommes-nous rendus à l'étape où la consigne doit être : Citoyens et citoyennes du monde, unissez-vous !

Les femmes doivent être présentes à tous les niveaux, participer activement, se faire élire à des postes en particulier dans les gouvernements locaux. Car c'est à tous ces niveaux que se construisent les liens entre l'État et la société civile.

La notion de « synergie dialectique »

La société civile locale est composée des organismes communautaires traditionnels, des nouvelles organisations populaires telles les cuisines collectives, des organismes d'économie populaire, et des organisations syndicales même si ces dernières acceptent souvent difficilement d'entrer en relation d'égal à égal avec les organisations de la société civile et avec les entreprises.

On doit travailler à une forte articulation de ces diverses composantes de la société civile, une articulation appelée synergie dialectique.3

L'important est de générer des forces multiplicatrices. Or, les divisions au sein de la société civile paralysent ces forces. Il faut trouver des consensus de base, des ententes minimales pour générer non seulement l'addition des forces, mais également leur multiplication.

On parle de synergie dialectique parce qu'il y a relation contradictoire au sein même de la société civile. Il importe de savoir manier cette contradiction pour créer la synergie qui amènera la société civile à établir un rapport d'égal à égal avec l'État. Il faut pouvoir dépasser la fragmentation de la société civile et du mouvement communautaire. Tout le monde ne sera pas d'accord avec tout, c'est évident. Mais il faut en particulier parvenir à des accords minimaux entre le mouvement communautaire et le mouvement syndical, les composantes centrales de la société civile.

Synergie dialectique au sein de la société civile

Les interactions État-société civile

On a parlé plus haut de la possibilité d'avancer dans ces interrelations, en particulier au niveau local. Il existe déjà plusieurs expériences de gestion municipale participative en Amérique latine. Dans certains cas, on a même expérimenté la cogestion de programmes d'assistance.

Mais il faut faire de nouvelles expériences, les initiatives législatives par exemple, c'est-à-dire la présentation directe au parlement de propositions législatives par des citoyens et citoyennes. Au Pérou, les cuisines collectives l'ont fait. À cet égard, la loi 25307 a constitué une expérience unique dans l'histoire législative du Pérou.

D'autres expériences permettent à la société civile d'exercer un contrôle sur l'État. On devrait travailler à la mise en œuvre de mécanismes efficaces pour exercer ce contrôle. Dans plusieurs pays d'Amérique latine, par exemple, des organisations visant à assurer la sécurité de la population ont vu le jour récemment. Ce genre d'initiatives prend de plus en plus d'importance. Au Pérou, une organisation porte assistance à la population au plan de sa sécurité : elle reçoit les plaintes des gens, des groupes de la société civile et les dirige vers les institutions de l'Etat, de façon à exercer une pression et à contribuer à créer ce qu'on appelle un État de droit.

Ces expériences mettent en lumière que la société civile, en plus d'entretenir des relations directes avec l'Etat respectif, peut exercer une influence certaine sur les pouvoirs de l'État.

Des exemples d'actions citoyennes en Amérique latine

La nécessité d'un projet politique d'actions citoyennes s'impose à l'échelle locale, régionale, nationale et internationale. Peut-être ces actions citoyennes viennent-elles répondre à la crise des partis politiques sans pour autant prétendre les substituer. Parmi ces expériences, mentionnons en particulier :

  • le Forum national pour la Colombie : cette expérience apparaît la plus avancée en Amérique latine. H s'agit d'un mouvement de la société civile dont l'action a coïncidé avec l'élaboration de la nouvelle constitution du pays. Le Forum a également présenté des propositions concrètes de législations postérieures à la constitution. Il a pris l'initiative de présenter des projets de loi sur diverses questions.
  • au Brésil, à Betinho, des mouvements sociaux ont réussi à attirer l'attention de manière très forte sur les questions sociales. Mais ce mouvement manque peut-être de perspectives politiques.
  • au Pérou,  l'Action citoyenne contre la pauvreté et pour le développement humain, originant d'organisations non gouvernementales, a réussi à organiser une rencontre nationale de 600 femmes et hommes délégués des trois régions du pays.

Qui doit prendre l'initiative ? L'État ou la société civile ?

La situation varie selon les contextes mais, dans les faits, c'est à la société civile qu'il appartient de prendre l'initiative. Car nous savons très bien, dans la conjoncture actuelle, que l'initiative ne viendra pas ou très difficilement de l'État ; le principe de réalité le dicte. Le néolibéralisme vise plutôt le rétrécissement et l'affaiblissement du rôle de l'État, la privatisation (vente d'entreprises publiques en particulier des services sociaux tels l'éducation, la santé, la sécurité). Dans un tel contexte, on peut certes se demander si l'État est fort ou faible mais on doit d'abord être attentif aux signes des temps.

Concernant la privatisation, par exemple, ce processus est déjà engagé en Amérique latine et dans les pays du Nord. Cette réalité marquera la gestion publique durant les prochaines années. Il nous faut donc être préparés et développer une stratégie pour y faire face. Au Pérou, en trois ans, le gouvernement a vendu 27 entreprises publiques et obtenu 4 milliards $ US qui ont servi à éponger le déficit de la balance commerciale. Selon la lettre d'intention signée avec le FMI, on vendra plus de 30 autres entreprises d'ici 1998 pour 4,1 milliards $ US. Au Pérou, le néolibéralisme s'en sort grâce à la vente d'entreprises publiques. La même lettre d'intention stipule aussi qu'il faudra introduire les mécanismes du marché dans l'éducation et la santé. C'est une tendance générale. Si la société civile ne se regroupe pas pour y faire face maintenant et avec une perspective stratégique, cela va se passer ainsi.

Attention également à ce que l'on nomme État de droit. Existe-t-il oui ou non ? S'il existait, on pourrait penser qu'il s'occuperait du bien commun et que la société civile n'aurait pas grand chose à faire... Mais il s'agit d'une pure abstraction : un tel État n'existe pas à l'heure actuelle. Et le néolibéralisme triomphant ne fait qu'en repousser l'avènement. Il ne faut pas être naïf et croire qu'un État de droit abstrait résoudra tous les problèmes. On ne peut faire confiance à l'État dans l'état actuel des choses.

D'où l'importance majeure de l'action politique par la société civile. D'où l'importance d'avoir une incidence sur l'Etat, de chercher par tous les moyens à infléchir ses orientations, ses politiques, ses décisions. L'État est en péril à cause des ajustements structurels et du modèle néolibéral, à cause du culte de l'individualisme. En d'autres termes, personne d'autre que la société civile ne peut sauver l'État. La société civile doit prendre l'initiative et ainsi empêcher que l'État n'abandonne ses responsabilités. Il faut donc multiplier ces liens entre État et société civile.

Cette situation est particulièrement vraie en ce qui concerne la nécessaire réforme sociale contre la pauvreté et l'exclusion. La pauvreté, c'est la situation de personnes qui n'arrivent pas à satisfaire leurs besoins de base ; l'exclusion, c'est l'impossibilité pour les personnes pauvres de sortir de leur pauvreté. Certains pensent que les pauvres sont pauvres parce qu'ils sont paresseux. Faux ! C'est surtout parce qu'il manque de travail. L'économie solidaire propose ce type d'analyse de la pauvreté et de l'exclusion.

La lutte contre la pauvreté et la lutte contre l'exclusion constituent les deux composantes de la réforme sociale qui appelle des politiques économiques distinctes et évidemment solidaires. On peut, à partir du concept de réforme sociale engager des actions, dialectiques, avec les organisations multilatérales telles l'ONU ou encore avec les agences financières multilatérales.

Mais la question demeure : qui prend l'initiative de la réforme sociale : l'État ou la société civile ? L'État peut certes le faire là où il est fort. Peut-être au Québec, au Canada, en Europe... Mais partout où il est faible, c'est la société civile qui doit prendre l'initiative.

Mais attention ! Il s'agit bien de prendre l'initiative, non de remplacer l'État. Il s'agit en fait de prendre l'initiative de façon à ce que l'État assume sa responsabilité solidaire.

Dans les sociétés atomisées où l'État et la société civile sont tous deux en situation de faiblesse, il est difficile d'imaginer d'où viendra l'initiative. Ces situations existent en Amérique latine, en Amérique centrale, dans les Caraïbes. Comme plusieurs participantes l'ont souligné, il importe d'analyser le rôle de l'État dans le contexte des pays en crise, car ces pays peuvent servir de révélateur à ce qui risque de se passer dans des pays qui apparemment ne sont pas en crise.

La lutte pour la réforme sociale contre la pauvreté et l'exclusion contient véritablement un potentiel révolutionnaire. Dans cette lutte, ce sont les femmes qui sont au front, comme cela s'est vu non seulement dans tout le continent mais aussi au niveau mondial.

Une nouvelle façon de faire de la politique

Quels sont les axes de l'action citoyenne, de ces initiatives de la société civile ?

  • la prise de conscience de la primauté de l'action politique sur l'économique et le social ;
  • l'élaboration de propositions d'actions ou de programmes communes et concrètes. La société civile a développé la capacité non seulement de critiquer mais aussi de proposer ;
  • la concertation au sein de la société civile et entre l'État et la société civile ;
  • la nécessité de créer des réseaux de solidarité sociale pour le développement humain, depuis le niveau local jusqu'au niveau régional, national et international ;
  • le rôle de phare des organisations, mouvements, associations de femmes à travers le monde.

Mais l'action citoyenne à l'échelle du continent doit relever un défi : rendre la société civile visible et présente dans le champ politique et sur la scène publique aux niveaux local, régional, national, international. Cela aura pour effet de légitimer de nouvelles façons de faire de la politique pour générer de multiples formes de solidarité et construire un développement humain intégral.

Sur ce chemin, de nouveaux protagonistes surgiront ; nous connaîtrons de nouvelles relations créatrices entre État et société civile ; les femmes en particulier joueront un rôle majeur dans la lutte contre la pauvreté et l'exclusion. Ce sont les femmes qui présentent la proposition la plus claire au sujet du rôle solidaire de l'État, elle implique une contestation radicale, il va sans dire, de la relation patriarcale qui domine encore l'État.

Démocratie : une nouvelle conception

Qu'est-ce que la démocratie ? Il y a bien sûr la démocratie représentative, qui culmine avec le vote. L'action politique de la société civile amène à concevoir et à vivre concrètement un autre type de démocratie : la démocratie directe, la démocratie participative. D'où l'importance de demeurer ouvert à des mécanismes de cogestion de la politique avec l'État, avec les gouvernements locaux, par exemple, avec lesquels il est plus facile de développer la participation directe, en amont et en aval du vote ! C'est la participation directe au processus même de gestion politique et de gestion publique. C'est la démocratie de la base. La démocratie n'est pas une tâche que l'on accomplit chaque cinq ans, c'est une œuvre que l'on construit au quotidien. Elle n'est jamais donnée une fois pour toutes, elle requiert donc une vigilance et un engagement constants.

Le recyclage du concept de « subside »

Il faut recycler le concept de subside ou d'action subsidiaire. En économie, ce concept ne réfère pas à une idéologie ; mais on est porté à le condamner depuis que le néolibéralisme l'a récupéré. Or, il y a subside quand les mécanismes du marché ne fonctionnent pas. De toute évidence c'est ce qui se passe dans plusieurs pays du monde ; il est donc rationnel, sur le plan économique, d'appliquer un subside.

 Un subside est efficace s'il ne génère pas de dépendance. Si des personnes génèrent leur propre économie et produisent des activités autonomes, mais qu'elles ont besoin de l'État pour être plus efficients, alors l'État doit verser un subside. Mais si un groupe ne veut rien faire avant d'avoir reçu l'aide de l'État, il y a problème. C'est la dépendance dès le départ, la logique est faussée. Le subside efficace produit des effets multiplicateurs dans des groupes de la société civile de façon qu'ils puissent travailler dans les champs de l'économie sociale et solidaire.

L'implication de l'entreprise privée : utopie ?

L'économie solidaire cherche à impliquer l'entreprise privée, à l'empêcher de se soustraire à son rôle de citoyen. Est-ce là pure utopie ? Comment impliquer les entreprises dans une stratégie où les organisations populaires joueraient un rôle central ? La question est difficile mais il faut poursuivre la réflexion et imaginer des façons d'y parvenir. Peut-être faut-il d'abord approcher les entreprises plus sensibles et plus ouvertes à une collaboration avec la société civile dont les organismes communautaires, les ONG, etc.

Au Québec les Caisses populaires, les quelques coopératives de production et de consommation peuvent sans doute être des acteurs importants. On doit les interpeller à partir des raisons et des valeurs qui les ont fait naître. Pourquoi avoir créé une Caisse populaire, une coopérative ?

Il faut surtout accorder une attention particulière aux petites et moyennes entreprises plus sensibles que les multinationales à l'impact local de leur action. Les entreprises ont un rôle important à jouer dans le réinvestissement local de leurs gains. Il faut tenter de signer des accords avec ces entreprises afin que les réinvestissements génèrent de l'emploi et de meilleures conditions de vie sociale. Faisons appel à l'éthique et aux valeurs, utilisons aussi les codes d'éthique qui s'imposent avec de plus en plus de force.

Il faut enfin exiger la transparence non seulement des bilans financiers des entreprises, mais aussi du bilan social des entreprises. Le bilan social est un concept important de la théorie du travail social. Cette notion implique qu'une entreprise rende compte non seulement de ses actif, passif et immobilisations, mais aussi de ses actif et passif sociaux et de son patrimoine social.

La concertation contre la confrontation ?

Plus que des réponses, ce sont des questions que formule l'économie solidaire, et elle propose de transformer les obstacles en défis, selon la théorie de la planification stratégique. Les signes du temps annoncent à la fois la concertation et la confrontation : pas de place pour la naïveté. Il y aura confrontation car des rapports de forces, des intérêts divergents sont en jeu dans le champ de l'économie.

Mais, prenant en compte que nous vivons dans un monde de confrontation, notre message doit parler de concertation, et miser sur la concertation volontaire de ceux et celles qui ont à voir avec l'économie et qui veulent que le monde soit viable.

L'éducation au développement solidaire

En ce qui concerne l'éducation, je nous réfère à notre collègue mexicaine qui a dit que le développement doit venir de la base et de l'intérieur. Selon l'anthropologue péruvien Joaquin Garcia, le développement doit venir de l'esprit des gens, sinon ce n'est pas un développement authentique. La première attitude consiste donc à ne pas venir en tant qu'expert en développement pour dicter quoi faire et comment le faire. Il faut avoir l'intelligence et la sensibilité de savoir que le développement, c'est d'abord pour soi-même et à partir de soi-même. Cela est vrai des personnes, des communautés, des peuples.

De plus, le développement part de l'intérieur, c'est-à-dire de la culture et de l'éthique, des valeurs fondamentales et fondatrices les plus profondes. Dans cette perspective, celles et ceux qui ont une responsabilité professionnelle ont un défi : développer cette sensibilité, savoir apprendre du peuple ce développement qui vient de l'intérieur au lieu de tenter d'imposer des schémas. Cela vaut aussi pour l'économie solidaire qu'on risque de vouloir implanter de l'extérieur. Ce serait inacceptable. Il est donc important de connaître la méthodologie de la construction de l'économie solidaire et de cette nouvelle façon de faire de la politique.

La primauté de l'éthique

Parler de solidarité, c'est parler des valeurs fondamentales, fondatrices de la condition humaine, et non du simple concept économique de coopération qu'il suffirait de rendre opérationnelle.

Il convient donc de distinguer valeur de charité et valeur de solidarité : les deux sont pertinentes mais il faut éviter de les confondre. Charité signifie « aide sans exigence de retour » ; solidarité signifie « aujourd'hui pour toi, demain pour moi ». Il y a responsabilité mutuelle, horizontale, qui suppose le partage. La solidarité est constituante de la nouvelle économie. Mais il y a d'autres valeurs connexes à la solidarité.

Ainsi, la morale inca au Pérou met de l'avant les valeurs suivantes : ne sois pas voleur, ni paresseux, ni menteur. L'économie ne peut être basée sur le vol, le mensonge, la paresse. Ces valeurs qui transcendent l'histoire humaine sont d'une importance capitale dans la manière de construire une nouvelle économie où la solidarité est la valeur centrale.

1.2  L'économie solidaire... Le point de vue des femmes

Raymonde Leblanc, économiste québécoise, coopérante CUSO au Pérou.

L'axe principal de la présente intervention est : réfléchir, débattre, développer le point de vue des femmes sur l'économie solidaire et l'économie solidaire du point de vue des femmes.

Ces propos sont le fruit de la réflexion du Groupe Mujer y Ajuste. (Femmes et ajustement structurel), une coalition péruvienne qui regroupe deux agences de coopération internationale (CUSO et Oxfam UK) et des réseaux et groupes de femmes péruviennes. Mujer y Ajuste a présenté un document de travail à Beijing ; la première partie traite de la pauvreté et de l'exclusion des femmes, la deuxième, de l'impact sur l'emploi des femmes et sur les politiques sociales qui s'y rattachent, la troisième de la vie quotidienne, et la quatrième partie du point de vue des femmes sur les alternatives économiques. C'est de cette partie dont il sera question dans la présentation.4

Le point de départ : les expériences des femmes

Comment élaborer une base ou des éléments stratégiques communs face au modèle économique existant : c'est la question centrale que se sont posée les groupes de femmes. Leur réponse a d'abord consisté à partir des expériences des femmes elles-mêmes, à les partager, à les analyser.

Quatre ateliers se sont tenus au Pérou en 1994, dans différentes régions y compris en Amazonie péruvienne. On voulait tenir compte autant des paysannes que des femmes des milieux urbains. Ces ateliers ont permis d'explorer à la fois les caractéristiques communes des expériences, des caractéristiques à développer et des faiblesses, des difficultés et des pièges.

Les ateliers ont mis en évidence que les femmes sont à la recherche d'un nouveau modèle (mot sans doute impropre) économique, certes, mais aussi et surtout politique et social, pour assurer le bien-être de la vaste majorité de la population et le développement des capacités humaines. Le développement, ce n'est pas juste la croissance de la production (pour employer le langage habituel des économistes), c'est également la croissance de l'ensemble des potentialités humaines.

Ces initiatives se développent présentement en parallèle, non que les femmes le veuillent ainsi, mais parce que ces expériences - jugées irrecevables par le modèle dominant néolibéral- ne sont pas encore reconnues comme telles.

Parmi les caractéristiques de ces initiatives, on remarque leurs finalités : tenir compte des besoins humains dans leur ensemble et de la manière de les satisfaire mais aussi articuler les sphères de reproduction et de production. On assiste donc à un effort important pour éviter de diviser ou de cloisonner ce qui est vendu sur le marché et ce qui est produit dans la sphère domestique et familiale.

Néolibéralisme et sexisme

Cette façon de comprendre et d'agir conteste directement le modèle économique dominant qui se dit neutre mais qui repose en fait sur des hypothèses biaisées et sexistes qui ne tiennent absolument pas compte du travail non rémunéré des femmes. Les modèles économiques dominants ne tiennent pas compte des processus de reproduction : il ne s'agit pas simplement de mettre des enfants au monde encore faut-il les éduquer, les nourrir, voir à leur bien-être, etc. Ces activités ont un coût, assumé en totalité par les femmes. Le modèle économique néolibéral, fondé sur le capitalisme, surestime ses propres profits, car si l'on tenait compte des coûts réels, officiels et non officiels, les profits seraient beaucoup moindres.

H est important de soulever ces questions en raison de leur impact politique, social et économique sur les femmes. Si dans une société on ne valorise que le travail rémunéré, c'est-à-dire la contribution des individus au développement économique, mais qu'on masque une grande partie de cette contribution, on se retrouve dans la situation dénoncée dans les années 1970 par Les folles à lier (un groupe culturel contestataire au Québec) où Môman, a travaille pas, a trop d'ouvrage ! On ne reconnaît pas de rôle aux femmes dans la société, sinon un rôle secondaire... avec les conséquences inévitables que cette situation entraîne.

En effet, si les femmes n'ont pas d'impact économique, c'est-à-dire si elles ne contribuent pas au développement économique de la société, pourquoi alors joueraient-elles un rôle politique, pourquoi participeraient-elles aux décisions ? Cette situation accentue l'exclusion des femmes au niveau politique, à l'intérieur des familles et des communautés, à tous les niveaux. Le modèle traditionnel de l'homme pourvoyeur qui, lui, contribue à la vie économique du pays et de la famille se trouve d'autant renforcé qu'on ne tient pas compte de la contribution économique des femmes.

Les femmes elles-mêmes en sont affectées, qui ne se rendent pas compte de leur contribution à la vie économique du pays. Plusieurs disent encore : Je ne travaille pas, je n'ai pas le temps, etc. La propre perception des femmes s'en trouve biaisée.

Il faut donc repenser tous les liens qui existent entre production et reproduction, pour mieux mesurer non seulement les profits mais également la satisfaction de besoins sociaux, tenant compte de l'ensemble du travail des femmes à tous les niveaux.

Le partage des expériences a mis en évidence que les femmes sont au cœur des initiatives dites d'économie solidaire. Plus l'on prend conscience de l'impact des ajustements structurels sur les femmes, plus on constate qu'elles doivent avoir un rôle actif dans le développement des modèles alternatifs. Autrement dit, si on ne tient pas compte de la contribution des femmes, on ne pourra mettre en place un modèle véritablement alternatif pour les femmes et pour la majorité des exclus.

De même, il n'est pas question de se situer en alternative à la pauvreté ou au combat contre la pauvreté. On connaît suffisamment l'effet pervers des politiques consistant à cibler les plus pauvres au moyen de programmes d'ajustement structurel, au tiers monde et de plus en plus au Québec. On ne lutte pas contre la pauvreté, mais contre l'exclusion et la marginalisation à tous les niveaux : politique, économique, social et idéologique.

 Les caractéristiques de quelques initiatives populaires

Lorsqu'on analyse le mouvement des femmes, il est possible d'identifier les initiatives qu'elles ont prises et les besoin auxquels ces initiatives veulent répondre.

INITIATIVES

BESOINS

Cuisines collectives Comités du verre de lait (programme financé en partie par l'État, dont les femmes assurent la distribution)

Alimentation de la famille et de la communauté Organisation et formation (capacitacion) : rendre capable (terme plus fort que formation)

Ateliers Micro-entreprises

Sources de revenus Formation   technique,   organisation   (ex.   : cuisines collectives qui tentent de mettre en place de petits ateliers de production en liens avec les cuisines collectives)

Promotrices de santé Services alternatifs de santé

Prévention et soins Amélioration des soins pour les femmes Sensibilisation aux droits des femmes, particulièrement à la santé reproductive

Services de garde Garderies activités préscolaires

Garde d'enfants Stimulation préscolaire Socialisation des enfants Allégement des tâches des femmes

Promotrices légales Comisaria de femmes : des policières dans les postes   de   police   accueillent   les   femmes victimes de violence conjugale et des autres formes d'agression.

Défense et protection des femmes et des enfants Éducation et action contre la violence familiale

Fonds rotatifs Caisses communales

Accès au crédit pour les femmes Formation

Travail communal (faena) : population dans différentes communautés qui prend en mains la construction de différentes infrastructures : routes, écoles

Amélioration de l'infrastructure urbaine Participation aux décisions  et aux actions concernant le développement local

Quel sens revêtent ces initiatives populaires ?

Il est certes nécessaire d'évaluer ces initiatives quantitativement : combien de cuisines collectives, de comités de verres de lait, etc. Cela permet d'illustrer la force du mouvement des femmes. Mais l'analyse qualitative de ces initiatives est tout aussi nécessaire sinon plus nécessaire, tenant compte du développement des femmes, de leur façon de s'organiser et de répondre à leurs besoins. C'est là qu'on peut constater à quel point le modèle économique dominant rejette ces expériences des femmes. L'évaluation qualitative de ces initiatives permet de déceler leur sens profond et leur impact sur les femmes et sur leurs communautés :

Comment ces initiatives remettent-elles en question l'ensemble de la société, son orientation, son organisation ? En impliquant justement l'ensemble de la société, car il ne s'agit pas seulement d'une question de femmes au sens traditionnel de l'expression. Ces activités posent la question de ce qui sera vraiment au cœur du changement du modèle économique. Se pose enfin la question des alliances que le mouvement des femmes est appelé à bâtir.

Dans le contexte de la restructuration de l'économie, des grands changements et de la mondialisation, il faut faire en sorte que les femmes n'en soient pas exclues, ce qui est en train de se passer à l'heure actuelle et qui contribue à cantonner les femmes dans la marginalité. Au sein de ces changements, les femmes exigent des espaces pour s'assurer que leur travail soit entièrement reconnu.

Parler d'exclusion exige une nouvelle prise en compte des pays du tiers monde et des femmes dans ces pays, deux éléments clés, deux acteurs incontournables dans la conjoncture actuelle. Si la contribution des femmes et des pays du tiers monde n'est pas prise en compte, le nouveau monde ne sera une solution de rechange ni pour les femmes ni pour aucun pays du Sud.

L'économie solidaire comme mouvement

Notre démarche doit à tout prix se situer dans la notion de mouvement, qui implique d'être à la recherche de. Pour cette raison, il n'existe pas de réponses à tout, et surtout pas des stratégies très précises. Un mouvement a ses hauts et ses bas ; il peut piétiner, il peut connaître des reculs. Dans l'ensemble, par contre, il faut être en mesure de savoir si l'on avance, si la situation commence à se préciser.

Un mouvement suppose le développement de stratégies dont certaines vont prendre plus d'importance que d'autres à un moment donné. Certains groupes vont en développer davantage que d'autres. Un mouvement implique aussi différentes formes d'organisation (p. ex. ce qui se développe au Québec ne ressemble pas à ce qui se fait au Pérou) même si, dans les deux cas, les femmes travaillent généralement sur les mêmes points : violence familiale, cuisines collectives, participation aux gouvernement locaux, municipaux, etc.

Des différences existent aussi d'un pays à l'autre quant aux relations entre l'État et la société civile. Au Pérou, par exemple, le vote obligatoire est considéré comme une mesure progressiste parce que les grands propriétaires terriens empêchaient naguère les gens d'aller voter. Au Québec, où l'on n'a connu ni le pouvoir militaire ni celui de grands propriétaires, le vote obligatoire serait considéré comme une atteinte aux droits de la personne. Au-delà de ces différences, les expériences d'économie solidaire s'inscrivent dans un même mouvement, qui doit atteindre en même temps tous les niveaux : local, régional, national et international.

Voir l'économie solidaire comme un mouvement, c'est faire état de ses avancées, de ses reculs, de ses contradictions, de ses zones grises. C'est s'inspirer des expériences d'autres mouvements dont l'action et la valeur se sont progressivement imposées aux sociétés. On pense en particulier : au mouvement des femmes qui a été confronté à des questions complexes tout au long de son histoire et qui, pour la première fois peut-être, est confronté directement à l'économie ; au mouvement de la société civile évoqué dans Limites à la compétitivité 5 et qui vise à réformer certaines grandes institutions financières telles le FMI ; au mouvement écologique qui a réussi à faire modifier les comportements des entreprises, les politiques gouvernementales et les attitudes des gens face à la consommation. Il y a vingt ans, qui aurait pu imaginer cet impact ? Plusieurs trouvaient l'action de ces mouvements fatiguante, faute, sans doute, d'en comprendre le projet sous-jacent.

La solidarité, ce n'est pas nouveau : il y a toujours eu des formes de résistance et d'organisation des peuples face à des systèmes économiques et politiques qui ne faisaient pas leur affaire. Ce qui est nouveau, c'est l'ampleur de ce mouvement, c'est l'intérêt de certains gouvernements, c'est la place que les femmes y occupent et le rôle décisif qu'elles jouent dans la définition du nouveau modèle économique. La nouveauté réside également dans la possibilité des alliances à construire avec l'État, même si tout n'est pas clair de ce côté.

Le rapport au politique, à la démocratie et à l'État

Dans la lutte contre le néolibéralisme, les femmes et leur initiatives d'économie solidaire font face à trois enjeux majeurs :

- la reconnaissance politique du travail non rémunéré, du travail invisible des femmes.

Il faut insister énormément sur cette question et ne jamais la perdre de vue. Quand une société reconnaît les personnes qui y participent et leur donne du pouvoir, il faut savoir questionner la façon dont on mesure cette participation. À l'heure actuelle, on ne mesure que le travail rémunéré et les richesses que certains possèdent... pas toutes les richesses ! Le mouvement qui lutte pour faire reconnaître le travail non rémunéré des femmes tant au sein de la famille que dans les communautés prend ici une importance politique capitale. La reconnaissance de la contribution des femmes à la vie économique et sociale devra se traduire par la reconnaissance de droits tant au niveau politique qu'au sein de la famille.

Sur ce point, il y a eu des avancées à Beijing dont la plate-forme oblige les gouvernements à mesurer le travail invisible des femmes. Ces engagements ouvrent-ils la porte au salaire de la femme au foyer ? C'est un débat dans lequel je n'entre pas pour l'instant. Et qu'adviendra-t-il de ces engagements, c'est une autre chose ! Mais ils sont réels. De même un nombre croissant de chercheuses et d'études féministes remettent en question la façon de mesurer le travail invisible des femmes.

-   l'apprentissage de la démocratie que constitue l'économie solidaire.  Les femmes connaissent déjà la démocratie bien sûr, mais les initiatives d'économie solidaire constituent pour elles des lieux forts d'expression, de solidarité, de participation concrète, des espaces où elles peuvent défendre leurs propres valeurs. On parle aussi de renforcement de l'estime de soi, de revalorisation.

- l'organisation politique, telle que manifestée par le regroupement des cuisines collectives au Québec et les cuisines populaires autogérées au Pérou. Mentionnons également la force du mouvement des femmes au Pérou en vue de l'adoption d'une loi contre la violence familiale et domestique. L'économie solidaire constitue donc un lieu d'organisation politique pour les femmes.

Deux grandes questions demeurent qui sont autant de défis pour le mouvement des femmes :

L'action des Péruviennes face à l'État

La crise de l'économique et du politique peut être perçue comme un espace ouvert à l'intervention de la société civile, un espace étroit peut-être mais dont les organisations de femmes devraient profiter pour faire valoir leur point de vue, à savoir qu'il n'y a pas d'opposition entre l'économie et le social, entre la production et la reproduction, entre l'État et la société civile.

Voici quatre positions politiques que les Péruviennes ont développées pour faire valoir leurs revendications face à l'Etat :

Ces expériences auraient pu difficilement être imaginées il y a à peine dix ans. C'est donc à partir d'expériences très concrètes qu'il sera possible de comprendre les potentialités, les difficultés, les avancées réelles, les reculs et les pièges de l'économie solidaire. L'expertise des femmes sur plusieurs de ces terrains est incontournable et s'avère de plus en plus reconnue : elle permet de comprendre comment mieux avancer et préparer l'avenir.

L'action internationale

L'action locale doit pouvoir déboucher à l'échelle nationale et éventuellement à l'échelle internationale. Cette action pourrait s'articuler autour des deux axes suivants :

Limiter et réorienter le pouvoir des grands organismes internationaux

Il ne faut pas simplement constater l'emprise des organismes internationaux sur les pays et sur leurs gouvernements ; il faut également intervenir à ce niveau en vue d'en modifier profondément les orientations. Certaines pistes ont déjà été avancées :

Réorienter la coopération internationale

Au Pérou, on les appelle les financières, c'est-à-dire les grandes institutions de coopération internationale ; il ne s'agit pas ici des ONG de coopération internationale mais plutôt d'organismes gouvernementaux tels l'ACDI qui imposent de plus en plus leurs critères pour l'aide au développement. On devrait mettre de l'avant certaines revendication telles :

Les pièges de l'économie solidaire

le repli sur le local. Cette tendance s'explique du fait que l'on a meilleure prise au niveau local et qu'il est plus facile de travailler avec des alliés potentiels tels les autorités municipales et la petite entreprise privée. Mais les décisions ne se prennent pas uniquement à ce niveau. On l'a rappelé : il faut partir du local et agir aux niveaux régional, national et international.

Ainsi au Pérou, il y a un foisonnement de participations. Les gens sont membres de plusieurs organisations : cuisines collectives, comités du verre de lait, comités de voisinage, etc., là où s'exerce une forme de démocratie plus directe. Mais la question - et je n'ai pas la réponse - , c'est comment répercuter à une niveau macro ce qui se passe à un niveau micro. Il y a là un important débat à faire. Une plus grande articulation au niveau local serait déjà une piste intéressante, une stratégie à développer pour avoir plus de prise sur ces expériences et en déceler les potentialités plus globales.

1.3 La marche des femmes du pain et des roses contre la pauvreté

Des Infrastructures sociales à l'économie sociale

Lorraine Guay

Comité d'orientation et de concertation sur l'économie sociale

Les médias des derniers jours font état de réflexions qui rejoignent les préoccupations des participantes à ce séminaire. Ainsi, Le Devoir parle d'un débat entre économistes L'avenir entre le rose et le noir autour de la question suivante : la libéralisation conduit-elle au bonheur ? Un certain nombre d'économistes intelligents et sensibles répondent d'emblée : non, il faut changer de cap ! Et ceci contre les fameux Chicago Boys, ces jeunes loups néolibéraux purs et durs. H faut changer de cap, car le « tout au marché » dans le contexte actuel nous conduit directement à notre perte. On pose des problèmes intéressants au niveau environnemental : qu'arrivera-t-il si demain le milliard et demi de Chinois et le milliard et demi d'Indiens abandonnent la bicyclette pour rouler en voitures particulières, l'auto étant bien sûr un indice de bonheur. L'industrie automobile triomphera, les indices économiques bondiront, mais le climat rendra l'âme. Il ne pleuvra plus ou il pleuvra trop. Le PIB sera à la hausse. Mais la vie deviendra une question de survie6. Cela ne signifie pas, bien sûr, que les Chinois ou les Indiens ne doivent pas avoir d'autos...

Pour Ricardo Petrella, du Groupe de Lisbonne, la mondialisation c'est le cheval de Troie qui permet de réduire le monde à un immense marché. Nous ne sommes plus des citoyens et citoyennes mais des consommateurs uniquement. (...) Il faut refuser de baisser les bras devant ce type de mondialisation et voir poindre à l'horizon de nouveaux possibles qui sont porteurs d'espoir. Depuis déjà une dizaine d'années, les gens s'organisent un peu partout et on voit une prolifération fantastique de toutes sortes de mouvements associatifs. Je pense entre autre aux nouvelles formes d'économie solidaire, aux circuits de financement alternatif, aux banques éthiques, etc. Il y a là des laboratoires d'expérimentation de nouvelles formes d'économie, d'organisation politique, de dialogue entre les cultures. Il faut valoriser et s'approprier toutes ces nouvelles formes de citoyenneté. Ce n'est pas très efficace pour l'instant, mais dans 15 ou 20 ans, la situation pourrait être bien différente.7

Du pain et des roses pour changer les choses

La Marche des femmes a repris à sa façon ces préoccupations. Elle proposait neuf revendications simples et fortes qui ont reçu l'appui enthousiaste de milliers de citoyens et citoyennes. Un vaste mouvement de solidarité, sans précédent dans l'histoire du mouvement des femmes, et dont le poème d'Anne-Marie Alonzo composé pour la Marche nous aide à reconstituer le contexte.

« ...» Galia écoutait, la marche avait été longue, les temps éclatés de soleil et de jours d'orage, les routes courbées de douleur et de pauvreté, mais Galia, ses amies et des dizaines de milliers de femmes et d'enfants avaient encerclé le palais, offrant, à qui en demandait, une miche de pain et des roses pour mieux vivre.

 Il y a là toute la substance, tout le sens de la Marche. Du pain et des roses pour changer les choses, donc pour avoir non seulement de quoi vivre mais aussi des raisons de vivre, pas uniquement une accumulation de biens matériels mais une amélioration de la qualité de vie des individus et des communautés.

Les neufs revendications de la Marches des femmes Du pain et des roses

D'abord une analyse politique de la pauvreté et de l'exclusion

Toutes ces revendications sont basées sur une analyse politique de l'appauvrissement, de la pauvreté, de l'exclusion et de la marginalisation. Au Québec, la psychologisation, la médicalisation et l'individualisation de la pauvreté sont très ancrées dans les conceptions individuelles mais aussi dans les conceptions administratives et politiques de certains politiciens et politiciennes (celles-ci n'étant pas à l'abri de pareils préjugés). On considère facilement la pauvreté comme une maladie voire comme le résultat d'une sorte de prédisposition génétique. Les pauvres sont pauvres parce qu'ils sont paresseux. D'où l'importance d'une analyse qui insiste sur les causes structurelles de l'appauvrissement et de l'exclusion, à contre-courant des tendances dominantes.

Sans utiliser nécessairement ces termes, la Marche des femmes s'inscrivait dans un courant de pensée qui propose un diagnostic très sévère du néolibéralisme triomphant.

Premier constat : le système économique actuel continue d'être profondément injuste envers les femmes (la démonstration est faite, même s'il faut la répéter constamment).C'est aussi un modèle basé sur le patriarcat, qui institutionnalise la division sexuelle du travail et maintient les femmes dans la pauvreté chronique. C'est un modèle qui ne reconnaît pas le travail invisible des femmes parce que non monétarisé, non comptabilisé dans le fameux PEB. Flouées par cette non-reconnaissance, les femmes le sont également quand elles entrent sur le marché du travail qu'on a peut-être pas suffisamment remis en question dans le mouvement féministe. On s'est intégrées au marché du travail à force de luttes (qu'il faut poursuivre d'ailleurs) mais sans en remettre suffisamment en question les finalités et l'organisation.

 «Dans la compréhension générale des activités économiques, certaines personnes se disent féministes et acceptent comme inévitables les rapports de force dans les activités économiques (l'existence, voire l'inévitabilité, des marchés tels qu'ils fonctionnent actuellement). Ainsi, une approche féministe pourrait selon certaines personnes équivaloir à promouvoir un meilleur positionnement des femmes dans l'ensemble des rapports et des activités économiques, sans trop remettre en question le système. Cela m'apparaît relever d'une autre époque, celle où les femmes se sont lancées dans la vie publique et sur le marché de l'emploi à tout prix, sans exiger un partage de l'ensemble des responsabilités associées au maintien et au développement de la vie et sans redéfinir ce que sont les activités économiques (économies marchande, non marchande, non monétaire).8 »

Ou dit en d'autres termes : L'augmentation du PIB est considérée comme un bien en soi en dehors de toute considération éthique ou politique. (...) Le vrai débat commence quand on accepte de questionner cette réalité: ce qui constitue le «sacré» de notre société, c'est l'accumulation de richesses mesurables .9

Deuxième constat : le répugnant triomphe du néolibéralisme mondial provoque des désarticulations importantes telle la mondialisation de l'économie engagée actuellement dans une logique guerrière et meurtrière au profit du complexe militaro-industriel. Des corporated bums on est passé selon le journal américain Newsweek aux corporated killers pour désigner certaines entreprises transnationales comme s'il y avait là un immense progrès pour l'humanité ! C'est une vraie guerre qui tue pour vrai, alors que la mondialisation ou plutôt l'internationalisation pourrait s'avérer une voie d'avenir pour l'humanité, par le partage des richesses et des cultures, si elle était mue par la solidarité, la coopération, le respect.

Troisième constat : ces désarticulations se traduisent aussi par le sous-développement et le largage de continents entiers, en particulier l'Afrique, dans le désert de l'exclusion. Des cassures se produisent dans les sociétés occidentales soi-disant développées. Le rapport Deux Québec dans un10 faisait état de l'appauvrissement d'une partie importante de la population. Dans des sociétés riches comme le Québec, on vit ce paradoxe qu'il est maintenant partout possible de s'appauvrir dans des pays de plus en plus riches.

Quatrième constat : le néolibéralisme met en péril la démocratie. Il y a un déficit démocratique important quand les nouveaux maîtres du monde agissent en conquérants et refusent de se soumettre aux règles de la démocratie. Enterrés les soviets, dépassés les États nations. « Tout le pouvoir aux marchés » : c'est le slogan des puissances de l'argent, qui prennent le contrôle de la planète. Pas d'état-major clandestin ni de comploteurs de l'ombre : les conquérants, couverts d'or et de pierreries, agissent en pleine lumière, précédés de leurs laudateurs, prenant en otage le pouvoir politique et soumettant les peuples à leur loi .11

Il existe à peine une dizaine de grands réseaux qui spéculent avec l'argent. Ces flux de capitaux, qui n'ont plus rien à voir avec l'économie réelle (on est dans l'économie virtuelle) peuvent mettre à terre en quelques heures l'économie du Mexique. Et tout cela, en toute impunité démocratique. Qui sont-ils, ces gens, pour agir de cette façon-là sans le contrôle de citoyens et des citoyennes sur leurs agissements ? Quand on voit nos hommes politiques, le premier ministre du Québec en tête, faire leur pèlerinage annuel à New York pour rencontrer, rassurer, supplier les marchés, les gens d'affaires, les entrepreneurs, on ne peut que ressentir colère, indignation, humiliation ; comme si les marchés étaient la référence et que le politique devait obligatoirement se déplacer pour les adoucir. C'est le monde à l'envers : le politique à l'arrière du train et l'économique dans la locomotive.

Cinquième constat : le néolibéralisme provoque une déstabilisation profonde de l'État et du politique. Il ne s'agit pas seulement de réduire la taille de l'État mais aussi de remettre en question la raison d'être de l'État et de soumettre ce qu'il en reste à la seule logique marchande. Pierre Foglia dénonçait cette tendance en ces termes : Le gouvernement veut motoriser les facteurs pour qu'ils gagnent 17,4 secondes en distribuant le courrier. Je comprends que dans l'industrie chaque seconde compte, mais pour un facteur...! Chaque seconde compte dans l'industrie parce que l'idée c'est de produire de la richesse au moindre coût, donc de réduire le temps et le personnel, donc de supprimer des postes, donc des chômeurs, donc on produit de la pauvreté au lieu de la richesse. Tout le bordel vient de là et même si ce n 'est pas aussi simple que cela, vous, M. le Président, vous étiez en dehors de tout ça quand même. Cela manquait donc tellement à votre bonheur de contribuer au bordel ambiant ?12 Et un facteur ça peut avoir de l'importance dans une communauté en particulier pour les personnes âgées isolées : des facteurs ont déjà été impliqués dans la vigilance face aux aînées car ils sont souvent leur seul contact avec l'extérieur.

Sixième constat : le modèle économique dominant est écologiquement suicidaire. Il provoque l'épuisement des richesses naturelles et met en péril l'avenir des générations futures.

Septième constat : les mutations technologiques ont produit le chômage massif mais sans que ne soit posée la question : la technologie, pour qui et pourquoi ? Une féministe13a critiqué cette orientation en montrant que les nouvelles technologies sont en train de diffuser une culture de la soumission et de la non-communication, de briser la réciprocité entre les gens, dimension que les femmes avaient beaucoup investie. On fonctionne de plus en plus par machines, répondeurs, etc. mais on ne se parle plus : est-ce un progrès social, une grande avancée pour l'humanité ?

Huitième constat : nous vivons une crise de la culture, des valeurs, de l'éthique. Il serait faux en effet de ne voir les choses que du point de vue économique. On se rappellera que le nazisme, avant d'être le résultat d'une crise économique, a d'abord été l'aboutissement d'une trahison des plus hautes valeurs culturelles.14 On ne peut donc faire l'économie d'un débat sur la culture, les valeurs, le sens, la direction qu'on veut imprimer à nos sociétés.

Tous ces constats rejoignent l'analyse proposée par H. Ortiz et R. Leblanc. C'est une autre façon de parler de la coupe de Champagne !

Les infrastructures sociales

Certes, la Marche des femmes ne prétendait pas régler le sort du monde... au bout de 200 km. Mais elle prétendait faire des gains à court terme en agissant à la fois sur l'État, le patronat, le marché et la communauté. Les neuf revendications s'imbriquaient les unes dans les autres, se complétaient, se renforçaient mutuellement. Parmi ces revendications, un vaste programme d'infrastructures sociales.

De quoi parle-t-on ? Les infrastructures sociales définies dans le Cahier des revendications de la Marche des Femmes ce sont « des ressources mises en place par des collectivités pour améliorer leur qualité de vie et qui se donnent des missions diverses : combattre les inégalités et la discrimination, briser l'isolement des personnes, favoriser l'entraide, la prise en charge, l'éducation populaire, le sentiment d'appartenance et la participation, venir en aide aux personnes malades, âgées ou handicapées, garder les enfants, alphabétiser, accueillir, intégrer, etc. On le voit, il s'agit ici de ressources vitales pour une communauté. On parle donc d'économie sociale, de qualité dans les rapports humains plutôt que de surconsommation de produits manufacturés. Cette économie sociale est une alternative à l'exclusion marquée de beaucoup de femmes de l'économie de marché. » La Marche des femmes demandait donc au gouvernement québécois d'investir massivement dans ces infrastructures sociales « tout comme l'avait fait le gouvernement fédéral avec son programme de réfection de routes et de bâtiments ».

L'analogie avec le programme d'infrastructure routière du premier ministre canadien n'est pas anodine. Ce programme visait à la fois à créer de l'emploi et à entretenir, réparer, moderniser le réseau routier, les installations collectives, les bâtiments publics, bref, l'infrastructure sans laquelle il serait difficile pour les citoyens de circuler, de se rencontrer, d'utiliser les lieux communs. Donc le gouvernement fédéral acceptait d'investir dans du béton pour des emplois massivement masculins, à salaires « potables », qui enrichissent l'industrie privée de la construction, sous l'égide et avec la collaboration des provinces et des municipalités, donc avec une implication financière de l'État.

La Marche invite à penser à rebours : investir dans les personnes et les collectivités, pour des travaux socialement utiles qui créent, consolident et bonifient le tissus social. La Marche invite à questionner ce qui est valorisé à l'heure actuelle : faire de l'argent (un banquier est plus valorisé qu'une éducatrice de garderie) ; faire du sport (un joueur de hockey gagne plus d'argent qu'une infirmière ; construire des autos, des condos de luxe, des gadgets sophistiqués, des fours micro-ondes, des TV à écran géant, au lieu d'investir dans la culture, l'éducation, le logement social et de valoriser l'éducation, le soin, l'accompagnement et la défense des citoyens et citoyennes et de leurs droits, ce qui ne le sont pas ou pas suffisamment. Et ce travail non valorisé, non reconnu économiquement parce que non valorisé politiquement, il a été tout au long de l'histoire et quasi exclusivement développé par les femmes. Les lignes directrices de cette revendication mettent donc de l'avant que :

Ces infrastructures sociales ne sont pas à inventer de toute pièce. «Ces ressources existent déjà. Depuis trente ans, de nombreux services ont été mis en place par l'État ou par des personnes actives dans leur milieu de vie (...) Il est temps de reconnaître la valeur, la pertinence et le caractère novateur de ces organismes de plus en plus indispensables en cette période d'augmentation des problèmes sociaux. Il est temps de nous rendre compte qu'il s'agit là d'un réseau créateur d'emplois mais de plus en plus menacé grandement par la prolifération de mesures d'employabilité. Il faut enfin affirmer haut et fort que, sans le dévouement et la ténacité de milliers de femmes, beaucoup de ces organismes n'existeraient tout simplement plus.» Investir dans ce type d'infrastructure suppose donc un effet structurant pour les collectivités locales et non pas simplement un effet ad hoc. D'où la nécessité de consolider les ressources existantes, d'en développer de nouvelles selon les besoins collectifs, de consolider les services parapublics et de les rendre plus accessibles.

Avec cette revendication, la Marche visait à sortir de la seule logique du « tout à l'État » et du « tout au marché ». Elle visait la reconnaissance de la richesse que représente pour une société l'immense quantité et qualité de travail socialement utile réalisé par des milliers de femmes, par des groupes de femmes et des organismes communautaires et populaires.

Une réponse ambiguë

En réponse à la revendication des infrastructures sociales, le gouvernement Parizeau a déposé une proposition à deux volets :

La proposition a été accueillie avec une certaine prudence qui s'est muée en doute certain puis en la décision de relever le défi. Deux raisons fondamentales justifiaient cette réaction.

1) Assimilation entre économie sociale et employabilité

La manière dont le gouvernement s'est emparé de la revendication, confiant ce dossier à la ministre de la Sécurité du revenu et de la Condition féminine indiquait, malgré un discours contraire et une volonté affichée de la ministre de changer l'état des choses, que déjà il s'orientait allègrement vers une assimilation automatique où économie sociale = employabilité. Nous avons vite été confrontées à cette situation. Et nous avons vivement réagi.

Car concernant l'employabilité, la revendication de la Marche des Femmes était on ne peut plus limpide : «Nous insistons pour dire que nous ne parlons pas ici de mesures d'employabilité mais d'emplois. (...) Nous serons très attentives à ne pas mêler emplois et employabilité. Nous ne voulons pas d'une espèce de structure pour occuper les prestataires de l'assurance-chômage ou

 de l'aide sociale. Pas question de programmes EXTRA convertis en Corporation intermédiaires de travail. Non pas que nous rejetons les programmes de formation et d'apprentissage conduisant à de vrais emplois. Mais nous disons au gouvernement: commençons par nous donner les infrastructures nécessaires à la création d'emplois socialement utiles. Ensuite nous discuterons de la formation nécessaire pour les occuper. Nous valoriserons l'expérience des femmes à la maison, dans des activités bénévoles ou dans des organismes communautaires. Beaucoup de femmes sont dès à présent "employables". Nous demandons au gouvernement du Québec de leur donner une chance (Cahier des revendications, 1995).

Au Comité d'orientation et de concertation sur l'économie sociale, cette orientation fondamentale a été l'objet des préoccupations constantes des représentantes de la Marche et elle a suscité dès le départ des confrontations et des litiges en particulier avec les ministères de la Sécurité du revenu et de la Santé et des Services sociaux. Au point où, quelques mois à peine après le début des travaux, une mise en garde était adressée aux ministères impliqués. «Nous tenons à le redire : nous ne voulons pas endosser des mesures d'employabilité maquillées, améliorées, reformulées, "revampées", ni de formules "passerelles vers l'emploi", ni de "PAIE sur trois ans". Nous voulons des empois durables garantis pour une période minimale de trois ans. ».17

Quelques semaines après, la présidente de la FFQ récidive ; dans une lettre adressée à la ministre Louise Harel, elle dénonce «une fois de plus la confusion qui semble exister au sein du Gouvernement du Québec entre les emplois axés sur l'économie sociale, tels que demandés par la Marche des Femmes et les mesures d'employabilité ou d'insertion à l'emploi, qui foisonnent dans votre ministère. Nous nous demandons même si cette confusion n'est pas savamment entretenue dans le but d'utiliser les programmes existants, souvent dénoncés par les groupes de défense des personnes assistées sociales, en les maquillant pour qu'ils paraissent acceptables. Nous voulons que les choses soient très claires ! La Marche des Femmes a demandé des emplois durables et nos représentantes au comité ministériel ont accepté le plancher minimum de 3 ans. En bas de ça, aucune mesure, si intéressante soit-elle, ne peut prétendre au statut d'emplois (...) tout comme évidemment, il n 'est pas question de troquer des emplois féminins syndiqués et payés convenablement dans le secteur public pour d'autres emplois féminins précaires et sous-payés dans des soi-disant projets d'économie sociale ...) ».18

Enfin, les conclusions du rapport sur l'économie sociale indiquent que le litige demeure entier :

« Nous devons faire état de débats qui témoignent de divergences importantes. Nous en voulons pour preuve à la fois la difficulté de lever les contraintes liées aux normes et aux programmes existants et la forte association, au sein même de certains ministères, entre économie sociale et mesures d'employabilité. La promotion des projets Défi autonomie qualifiés de contribution à l'économie sociale et l'extension des programmes PAIE sur douze mois, dans le cadre de nos travaux en sont des exemples. Or, ces initiatives étaient déjà décidées avant même que les travaux du comité ne débutent. Et elles se sont poursuivies de façon autonome, en marge du comité et de l'avis de ses membres communautaires » (Comité d'orientation et de concertation sur l'économie sociale, 1996, n° 67).

2) Quel argent ?

Quel serait le sort du premier 25 M $ ? Le gouvernement n'a pas obtenu la note de passage. Seuls les 5 M $ du Fonds décentralisé de création d'emplois étaient véritablement disponibles - et non attachés à des normes trop contraignantes - pour des initiatives d'économie sociale, le reste étant soit des mesures d'employabilité revampées (les Défi-Autonomie), des réallocations déjà décidées pour les organismes communautaires du secteur de la santé et des services sociaux ou le blanchiment jamais réalisé de l'argent affecté aux allocations directes (versées directement aux personnes handicapées ou âgées qui se magasinent des services de maintien à domicile souvent au noir). Les comité régionaux d'économie sociale19, mis en place pour voir au financement d'initiatives d'économie sociale se sont donc débattus sur le terrain avec des montants presque toujours rachitiques et surtout avec l'immense difficulté de sortir de la logique des programmes, normes, contraintes propres à chaque ministère. Nombreuses sont les représentantes des groupes de femmes au sein de ces comités qui ont eu l'impression de travailler dans une camisole de force...

La frustration est donc très tôt apparue au sein du Comité de travail avec à certains moments des envies bien légitimes de claquer la porte ce qui pouvait n'apparaître qu'un cul-de-sac. Mais douter ne signifie pas abdiquer. Nous avons plutôt opté pour nous battre et contester assidûment, tout au long des travaux, cette vision de l'économie sociale fortement véhiculée au sein de l'appareil gouvernemental. Les balises proposées dans le rapport se rapprochent donc beaucoup de la revendication de la Marche (un pas en avant...), mais avec le résultat que les ministres impliqués n'ont pas entériné le rapport et ne se sont pas engagés à y donner suite (un pas en arrière...)

Parmi les promotrices de la notion d'infrastructures sociales, le doute était d'autant plus présent que le Gouvernement, dans son document de travail Un Québec de responsabilité et de solidarité préparé en vue de la Conférence socio-économique de mars 96, présentant sur l'économie sociale une position qui était exactement l'inverse de ce que nous proposions ! Nouvelles protestations... À cette étape, il est trop tôt pour connaître la direction que prendra le Chantier sur l'économie sociale.

Propositions de balises de l'économie sociale au Québec 20

Le rapport Entre l'espoir et le doute trace les grandes orientations que nous souhaitons donner à l'économie sociale au Québec, qui se rapprochent substantiellement des infrastructures réclamées par la Marche des femmes (voir encadré présentant les principales recommandations).

Notre façon de considérer l'économie sociale interpelle directement l'État et le marché. Il s'agit en effet de forcer l'État à s'investir dans des lieux où il a refusé de le faire jusqu'à présent. En ce moment, au Québec, l'État consacre moins de 1 % du budget aux organismes communautaires. Le secteur privé devra aussi s'impliquer. En attendant une réforme de la fiscalité, les abris fiscaux devraient être orientés uniquement vers la création d'emplois.

 Mais rien n'est gagné. Nous en sommes conscientes. Nous l'avons indiqué dans notre conclusion :

« Nous ne sommes pas sans savoir que l'économie sociale éveille du scepticisme, suscite des inquiétudes et provoque des controverses, voire des oppositions au sein de la société québécoise, en particulier parmi les groupes qui poursuivent des objectifs communs dans la lutte à l'appauvrissement et à l'exclusion. Le titre du rapport «Entre l'espoir et le doute» marque bien les deux grandes orientations possibles de l'économie sociale. Ou elle devient un instrument de plus au service des courants néolibéraux et alors elle contribuera à accroître encore davantage, si cela était possible, l'exclusion, la marginalisation et la fragilisation de notre cohésion sociale; ou alors elle devient un important levier, parmi d'autres, pour mettre en œuvre un autre développement, une autre conception de la richesse où l'essentiel ne consiste plus à produire pour produire sans s'interroger sur le sens, la direction et l'impact de cette production boulimique sur l'humanité. »

Des stratégies plurielles pour changer l'ordre économique dominant

L'économie sociale constitue l'une des stratégies de lutte contre le néolibéralisme. Elle doit s'arrimer à un ensemble de stratégies diversifiées visant la transformation de l'ordre économique dominant. À titre d'exemples : la réforme de la fiscalité, le partage du travail. Au niveau mondial, le Groupe de Lisbonne a proposé la conclusion de quatre grands contrats sociaux mondiaux accrochés à tous les contrats de libre-échange. Il doit aussi y avoir un ALENA social, un Maastricht social, des stratégies plurielles qui se complètent et ne s'excluent pas mutuellement. Si on mondialise le commerce, pourquoi ne pas mondialiser les acquis sociaux, les droits fondamentaux. Rien ne justifie que les systèmes d'éducation et de santé propres à chaque culture de chaque pays n'existent pas dans les pays avec lesquels on fait des affaires. Si le travail des enfants existe, c'est que les contrats mondiaux ne l'ont pas exclu mais surtout que les mécanismes de redistribution de la richesse collective ne permettent pas à ces pays de ne pas utiliser le travail des enfants. Taxer les flux de capitaux, les innovations technologiques, interdire les licenciements sauvages en particulier quand l'entreprise fait du profit, investir dans l'éducation, bâtir des chartes de citoyenneté, etc. L'ensemble de ces stratégies et de ces revendications permettra de hâter l'émergence de ce que M. Ortiz appelle l'économie solidaire.

Encore une fois, s'il nous faut de quoi vivre, il nous faut des raisons de vivre ou pour reprendre un langage maintenant connu au Québec : il nous faut du pain et des roses.

Synthèse des principales recommandations du Comité d'orientation et de concertation sur l'économie sociale

Le Comité a remis au gouvernement québécois en mai 1996 le rapport Entre l'espoir et le doute contenant les recommandations concernant l'orientation que l'État devrait impulser à l'économie sociale. En voici les principales :

Les orientations fondamentales

Les projets d'économie sociale devront avoir une finalité sociale, posséder un statut de coopérative ou d'organisme sans but lucratif, avoir un fonctionnement démocratique, répondre à des besoins sociaux déterminés par les communautés elles-mêmes, produire des biens et des services de qualité.

Ils devront créer des emplois de qualité, c'est-à-dire à durée indéterminée, assujettis aux lois du travail dont la future loi sur l'équité salariale et s'adresser en majorité aux femmes. Ils seront accessibles à toute personne en recherche d'emploi, peu importe son statut. Le tarif de 8,30 $ / h représente le seuil minimal acceptable (seuil de faible revenu pour une personne seule en 96-97)

Les travailleuses et les travailleurs devront avoir accès à une formation qualifiante incluant la reconnaissance des acquis de leur expérience, de même que l'acquisition et le perfectionnement des connaissances nécessaires au travail.

Le gouvernement devra veiller au respect des droits fondamentaux des personnes concernées (code d'éthique, critères de qualité, normes, mécanismes de plaintes, mécanismes de droits et recours, respect des lois).

Le financement

Les projets d'économie sociale devront reposer sur du financement mixte impliquant l'État, le secteur privé et d'autres acteurs socio-économiques, sans remettre en question l'accessibilité gratuite et universelle aux services offerts.

Par ailleurs, le principe de la mixité du financement n'est pas un principe absolu, aucun projet ne pourra être refusé en raison de lanon-mixité de ses sources de financement.

Le financement de l'économie sociale suppose une réforme de la fiscalité, un engagement durable de l'État et l'engagement des secteurs privé, associatif, caritatif, corporatif, syndical et coopératif.

La non-substitution d'emplois

Les projets ne devront provoquer aucune substitution d'emplois du secteur public ou communautaire.

La régionalisation du processus

Le gouvernement devra créer un Fonds régional d'économie sociale géré par le Comité régional d'économie sociale où siègent obligatoirement quatre représentantes de groupes de femmes.

L'évaluation

L'évaluation devrait permettre de recueillir des données qualitatives, quantitatives et sexuées sur les projets d'économie sociale.

 

1.4 L'économie sociale : un point de vue politique

Sylvie Paquerôt,

Service de recherche du Syndicat canadien de la fonction publique

Le programme du séminaire annonçait un exposé sur l'économie sociale et les droits fondamentaux. Il en sera question bien sûr, mais, n'étant pas juriste, ce n'est pas la perspective technique des droits fondamentaux au niveau international que je voudrais développer ici. Ces droits fondamentaux vont découler du terrain politique où j'entends me situer.

Je n'ai que des questions et très peu de réponses. Mais on ne peut faire l'économie de regarder les grands enjeux qui traversent le contexte mondial et de situer nos questionnements sur le partage du travail et l'économie sociale en fonction de ces enjeux.

De la primauté du politique

Pourquoi le politique ? Parce que les droits fondamentaux constituent une limite à l'économie, qu'elle soit sociale, de marché, socialiste, peu importe, limite instaurée historiquement. Le terrain de l'économie, c'est le terrain de la production et de la distribution tandis que les droits découlent du terrain politique, c'est-à-dire de cette décision historique selon laquelle certaines choses ne doivent pas être laissées à l'économie.

Au Québec, on parle d'économie sociale, et on a très souvent tendance à regarder cette réalité d'un point de vue économique tout en lui conférant aussi une nature politique. Or, il y a un certain nombre de questions à poser sur l'économie sociale dans sa dimension politique, principalement en regard de la démocratie.

La démocratie et l'espace de débat public

Parler d'économie sociale, c'est faire référence à une pratique démocratique, c'est-à-dire à une dimension fondamentale inscrite dans la nature même de cette alternative économique. Les entreprises (ou groupes) d'économie sociale et les organismes communautaires ont effectivement un fonctionnement démocratique en ce que les travailleuses, usagers, bénévoles et gens de la communauté sont impliqués dans les orientations, les décisions et le fonctionnement du projet.

Quand on a une pratique démocratique, on croit parfois qu'on peut devenir la démocratie. H y a là un glissement et une réflexion à faire. Car, si l'on se fie à la tendance globale actuelle, il se produit un éclatement, une fragmentation des lieux de débats ; or, cette fragmentation n'est pas nécessairement positive pour la démocratie.

L'espace public démocratique est un espace large où se rencontrent des intérêts contradictoires d'où émerge l'intérêt général, selon la théorie politique, d'où émane le bien commun. Il y a donc une distance entre la société civile, qui fait les débats dans un espace public, et la gouverne politique.

On peut penser que l'addition des pratiques démocratiques dans les groupes peut remplacer ou tenir lieu de débat public démocratique. C'est là un piège, car on renforce ainsi les tendances voulant que le débat démocratique ne soit plus nécessaire pour l'orientation des sociétés, pour le renforcement d'une société démocratique, et que la régulation des lois du marché y pourvoira.

 Prenons un exemple hors de l'économie sociale puisque ces débats ne concernent pas seulement l'économie sociale : l'équité salariale. D'une part, il existe un droit fondamental à l'égalité inscrit dans les chartes et qui découle du politique (l'égalité c'est quelque chose qu'on ne laisse pas à l'économie). D'autre part, les chefs d'entreprises disent qu'ils ne peuvent accorder l'équité car le marché est incapable de le prendre. Il y a donc confrontation directe sur qui va gérer la société : le marché ou le politique ?

Dans l'économie sociale, nous sommes souvent en concordance avec les droits et les valeurs de renforcement de la démocratie, mais d'une manière qui semble vouloir faire l'économie du débat public, simplement parce que nos groupes ont un fonctionnement interne démocratique. Cette attitude conduit à renforcer le marché qui dicte l'orientation - et l'on arrive ici à la loi des rapports de force - et qui occupe beaucoup plus d'espace et exerce plus d'emprise sur la réalité que nous ne pouvons le faire.

Le principe de réalité veut que, malgré toute notre bonne volonté, le contrôle actuel de la société, ce n'est pas nous qui l'avons. Dans un tel contexte, nous avons donc intérêt à ce que nos pratiques ne viennent pas renforcer ces tendances.

La concertation n'est pas un espace de débat public démocratique

La concertation peut aider mais, par nature, elle ne constitue pas un lieu de débat public démocratique. Le Chantier sur l'économie sociale, initié par le gouvernement du Québec, en est un exemple pertinent parce qu'il découle d'un acte de concertation, qui est distinct d'un débat public démocratique. Il ne peut pas être un espace de débat public démocratique : impossible ! Une bonne concertation peut renforcer un débat public démocratique mais ne peut en tenir lieu. Il nous appartient donc de tout faire pour que le Chantier sur l'économie sociale soit bien orienté, mais en même temps on ne doit pas oublier que d'autres chantiers -sur l'emploi et sur le développement de Montréal - ne regroupent que des pdg d'entreprises privées. La nature même de ces lieux n'en font pas des espaces de débat public démocratique. Ils peuvent cependant permettre la concertation et nous devons travailler pour y être associés.

Mis en place à la suite d'une conférence de concertation socio-économique commandée par le Premier ministre du Québec en mars 96, les chantiers visaient à mobiliser l'ensemble des forces sociales en vue de la réduction du déficit et la création d'emplois. La réduction, c'est fait ; mais l'emploi, on attend toujours ! C'est un exercice de concertation initié par le gouvernement et auquel les forces sociales ont accepté de s'associer. L'enjeu actuel est de veiller, dans les suites de cette concertation et donc dans les différents chantiers, à ce qu'il n'y ait pas que les groupes d'intérêts de l'entreprise privée, du secteur financier qui soient représentés et qui définissent les orientation de la société québécoise.

Baliser l'économie sociale et simultanément construire des espaces de débat public démocratique

Quand nous travaillons sur le dossier de l'économie sociale ou sur d'autres dossiers, une responsabilité nous incombe : définir les limites de ce que l'on fait pour en garder les mérites. Il faut être capables d'affirmer que si l'on veut faire de l'économie sociale un modèle d'économie alternative, ce ne sera pas elle qui doit diriger la société. Tout comme il a été dit pour l'économie de marché, c'est le politique qui dirige ; ce principe vaut aussi pour l'économie sociale. H ne faut pas penser que nous, mieux que tous les autres à travers l'histoire, nous allons réussir avec un seul outil, l'économie sociale, à atteindre tous les objectifs. Un ou plusieurs modèles d'économie sociale et d'économie solidaire sont en fait des façons de concevoir l'économie sur la base de la coopération plutôt que sur la compétition mais ils restent des modèles économiques.

Par conséquent, nous devons établir clairement cette distinction et construire des espaces de débat public démocratique : les deux doivent être faits en même temps. Voilà l'un des enjeux les plus décisifs auquel nous sommes confrontées. Si l'on ne fait pas les deux en même temps, on réduit à la limite la possibilité de renforcer la démocratie, qui dans le fond est inhérente à nos pratiques. Une pratique démocratique interne incapable de se projeter dans un espace public démocratique ne permet pas de renforcer la pratique démocratique de l'ensemble de la société. Elle contribue au contraire à une société de corporatisme. Cela n'est pas propre à l'économie sociale ; on a le même problème quand on discute du partage du temps de travail, du revenu minimum. Tous les grands débats sociaux sont traversés par cette problématique : on a tendance à penser que, parce qu'on rapproche les choses du monde, c'est nécessairement plus démocratique. Alors que la démocratie exige une distance afin de dépasser la juxtaposition des intérêts particuliers, afin de rendre possible, par la confrontation des intérêts, la définition d'un bien commun, d'un intérêt général.

Tenir compte du rapport de forces...

Cette expression est chargée, mais on doit sans cesse y revenir, selon André Lajoie de l'Université de Montréal. Quand on travaille sur l'alternatif, on doit être capable par stratégie d'évaluer la force réelle de changement dont on dispose, qu'on est capable d'impulser à travers nos différents gestes. Selon l'évaluation du rapport de forces qu'on fait à un moment donné, dans une situation donnée, on doit être capable d'estimer si l'action envisagée risque davantage d'être récupérée à notre détriment ou si elle peut au contraire impulser véritablement du changement dans les autres secteurs de la société.

Dans l'ensemble des dossiers que nous traitons depuis des années - dont celui de l'économie sociale - nous faisons face à un enjeu qui a maintes fois traversé les discussions, les discours, les prises de position. Et cet enjeu, le voici : il existe des éléments de contexte sur lesquels nous n'avons pas de prise. La seule façon d'en avoir, c'est justement - retour à la case départ - l'élargissement démocratique.

...face à la redistribution des richesses collectives

Premier élément du rapport de force : la redistribution des ressources, qui nous amène directement à la question de l'État

Pourquoi la redistribution des ressources ? Parce que malgré toute la bonne volonté à vouloir construire un secteur d'économie qui fonctionne autrement, qui soit fondé sur l'utilité sociale et qui respecte des règles démocratiques, il reste que la tendance lourde de nos systèmes, ici comme ailleurs, c'est la concentration croissante des ressources entre des mains toujours moins nombreuses, la concentration de ressources dans une économie non productive, la fameuse économie financière virtuelle.

Quand on cherche à constituer une économie sociale, cette concentration impose de réfléchir aux mécanismes à mettre en place dans la société pour qu'il y ait un transfert des ressources et que nos initiatives ne soient pas des entreprises de gestion de la misère. Il ne suffit pas de refuser de gérer la misère, encore faut-il définir les moyens concrets à mettre en place pour s'en sortir. Car, au départ, ce qu'on cherche avec l'économie sociale, c'est de contrer les exclusions, les pauvretés, la misère. Or, pour atteindre ce but, il faut que les ressources circulent entres les différents secteurs de la société.

 ... face à la privatisation

Deuxième élément du rapport de force : la privatisation et la situation qui est la nôtre face à l'entreprise privée (voir les documents de la Banque mondiale) et face au rôle de l'État et du secteur public. La privatisation confronte directement les enjeux liés à l'économie sociale. Que l'on parle d'un organisme sans but lucratif (OSBL) ou d'une entreprise privée à but lucratif, les deux ont en commun de n'être ni l'État ni le secteur public. D'où la question : qu'est-ce qui dans une société relève du bien commun et qui, pour cette raison, ne doit pas être remis à seulement une partie de la communauté ? On ne peut pas mettre sur le même pied l'État, le secteur privé, le secteur sans but lucratif, le secteur de l'économie informelle. En théorie, l'Etat, c'est l'appareil chargé de mettre en place les décisions collectives qui dépassent les intérêts particuliers (je sais que dans plusieurs pays ce n'est pas ce qui se passe). C'est un critère crucial quand on travaille sur le terrain ; on doit toujours se demander si, en posant tel geste, on participe du désengagement de l'État ou non. Est-ce que ce dont il est question participe du bien commun, du bien collectif ou non ?

L'État, seul mandataire des droits fondamentaux

D'un point de vue politique, c'est ici que se pose la question des droits fondamentaux. Il n'y a que les Etats, en tant que mandataires de collectivités et de peuples ayant le droit à l'autodétermination (selon l'histoire du droit internationale), qui soient redevables en matière de droits fondamentaux. Les groupes, les individus, les entreprises privées ne sont pas redevables en matière de droits fondamentaux.

De ce point de vue, la question à se poser est la suivante : est-ce qu'on peut soumettre la réalisation de ces droits fondamentaux à des choix exercés par des communautés, compte tenu que, dans l'économie solidaire, la définition des besoins et les choix doivent émerger des communautés elles-mêmes pour que le projet soit démocratique et participatif ? Est-ce qu'on peut faire reposer la réalisation de droits fondamentaux sur le choix de communautés ? C'est une question qu'on se renvoie à soi-même quand on travaille le dossier de l'économie sociale.

Prenons un exemple extrême, qui risque de devenir réalité d'ici six à douze mois au Québec. Si le gouvernement se désengageait de la provision des repas dans les prisons, pour quelle communauté ce besoin serait-il jugé prioritaire ? Et si aucune communauté ne voulait s'occuper de ce droit fondamental, cela signifierait-il que ce droit vient d'être effacé en tant que droit ? Et qui en serait redevable ?

Ainsi, la question des droits fondamentaux est une balise majeure quand on travaille en économie sociale, elle nous permet de savoir quand on participe ou non d'une tendance de l'État à se désengager de ses responsabilités. Les États ont pris des responsabilités au niveau international en matière de droits fondamentaux, et quoiqu'on ait parfois des positions défensives en cette matière, il n'en demeure pas moins que c'est la seule base solide dont nous disposons pour affirmer qu'il existe un espace que l'économie ne peut déterminer.

Dans l'économie sociale comme dans l'économie de marché, voilà la limite qu'on doit fixer pour justement contenir l'économie en tant que lieu de production de biens. Les droits ne sont pas des biens. Certains biens peuvent aider à répondre à des besoins mais les droits ne sont pas des biens. H faut donc toujours poser la question : est-ce à nous d'intervenir dans ce champ ou n'est-il pas de notre devoir de revendiquer, dans ce secteur, que l'État prenne ses responsabilités ? Est-ce qu'on participe de la construction d'un mieux être ou d'un recul au plan des acquis ? Il faudra se donner des critères solides en rapport avec ces enjeux.

Besoins contre droits

L'autre élément important du point de vue des droits, ce sont les besoins. La notion de basic needs utilisée dans les programmes d'ajustement structurel de la Banque mondiale finit par enlever toute substance au principe de progression en matière de réalisation des droits socio-économiques de la personne. C'est un enjeu avec lequel nous aurons à travailler. Nous y serons confrontés au Nord comme au Sud, car il n'y a pas progression dans la réalisation des droits fondamentaux si la seule obligation des États demeure la satisfaction des besoins élémentaires. Il n'y a alors ni obligation de partage, ni redistribution des ressources, à laquelle les droits socio-économiques fondamentaux renvoient obligatoirement.

C'est d'ailleurs un avantage dont nous disposons ; les pays signataires de ces traités se sont engagés à ne pas régresser au plan des droits socio-économiques. Il nous appartient donc d'exiger qu'ils ne régressent pas, et ce à partir de la logique même du droit international. Le feront-ils ? C'est une autre question. Mais le fait de ne pas régresser au plan des droits socio-économiques constitue une balise incontournable quand on prétend vouloir bâtir une économie qui aille dans le sens du développement intégral des personnes.

 

1.5 L'économie solidaire dans le contexte de l'aléna 21

Alma Gabriela Rivera Camacho

Commission de coordination du Réseau latino-américain du commerce communautaire (RELACC)

Je ne suis pas économiste, mais je vis les conséquences d'une économie mal organisée dans mon pays. L'analyse que plusieurs groupes alternatifs font de l'ALÉNA n'a rien de très rose, au contraire. Nous affirmons que les principales conséquences de ce traité sont : la diminution draconienne du niveau de vie de vastes secteurs de la population, la privatisation de sociétés d'État, l'ouverture commerciale à d'autres pays qui entraîne la sous-traitance et la perte de droits fondamentaux individuels.

Le Mexique tel un bateau naufragé...

Depuis 1982, le Mexique se comporte tel un bateau naufragé au milieu de la tourmente, où les risques de couler sont énormes. Pour demeurer à flot, le bateau doit jeter des passagers par-dessus bord. Et à qui le capitaine - le président du Mexique - va-t-il donner les quelques rares gilets de sauvetage ? Qui va-t-il sauver ? Les entreprises étrangères, certaines compagnies nationales liées aux compagnies étrangères, une partie de la hiérarchie de l'Église, quelques moyennes entreprises de production.

Ces privilégiés, une fois en possession de leur gilet de sauvetage, ont commencé à larguer toute l'industrie mexicaine, à détruire des entreprises mexicaines d'où émergent ces masses de chômeurs et chômeuses. Quant aux petites barques qui se sont formées près du bateau, elles risquent elles aussi de sombrer. Ce sont les petites et très petites entreprises, des solutions originales mises en place par des organisations populaires, civiles et communautaires qui ont vu le jour au Mexique mais qui dépendent de cette grande économie.

Nous sommes dans un dilemme. Le gouvernement mexicain, censé être pilote à bord, se comporte comme... un pieu constipé ! Il planifie mais ne produit rien.

L'ALÉNA, un traité nocif pour le peuple

L'ALÉNA ne nous apporte rien. Pire, il est irréalisable dans le contexte actuel, car le Mexique ne peut supporter la modernisation par manque de capacités productives et d'infrastructures solides, par incapacité de concurrencer les pays très développés aux plans de la qualité et de la quantité, et en raison de l'absence de marchés intéressés à nos produits qui sont de faible qualité. N'oublions pas qu'au Mexique le salaire minimum est de 3,06 $ CAN pour 8 heures de travail !

L'une des conséquences désastreuses de ce traité est que les lois constitutionnelles sont en train de changer en faveur de l'entreprise privée. Il y a perte de garanties individuelles, affaiblissement de la promotion des campagnes, rajustement des réformes agraires en faveur des grands propriétaires terriens. On livre par exemple une grande bataille parce que des propriétaires veulent transformer leurs champs en parcours de golf, en sites de loisirs, en parcs industriels pour entreprises plus modernes !

Ces répercussions affectent en premier lieu les femmes et les autochtones, surtout dans le secteur informel de l'économie, qui devront être sacrifiés (c'est-à-dire jetés par-dessus bord) pour sauver le bateau. Cette crise entraînera peut-être des bouleversements plus importants que ceux provoqués par les Zapatistes. Il y a beaucoup d'instabilité, de turbulence, de manifestations, ce qui fait augmenter en retour la répression... et le salaire des policiers.

Récemment une petite manifestation d'institutrices s'est frappée à un barrage de policières (très grandes et imposantes physiquement). Le slogan des manifestantes était : Policia, escucha, tu madre esta en la lucha ! (Policière, écoute, ta mère fait partie de la lutte). Il y avait des appels à ne pas réprimer cette manifestation, car les femmes se battent pour la famille (y compris celle des policières) et la justice.

Il n'y a pas non plus grand alternative de négociation avec le gouvernement mexicain. Notre seul exemple a été la négociation politique qui se déroule non seulement avec l'armée zapatiste mais aussi avec la société civile au Chiapas. À cet égard, la lutte des Zapatistes a contribué à conscientiser de nombreux secteurs non organisés au Mexique.

Quelques expériences novatrices

Le Réseau latino-américain du commerce communautaire est né en Équateur. Au Mexique, on commence à peine à se structurer, notre expérience n'ayant que trois ans. En premier, nous avons tenté de connaître nos producteurs : petits producteurs paysans, apicultrices, couturières, producteurs d'aliments de base (maïs, fèves, etc.), coopératives d'approvisionnement et de consommation. Ensuite, nous avons tenté de définir des critères communs. Finalement, nous avons inventé d'autres formes pour les échanges commerciaux et la commercialisation de produits. Ces expériences de commerce communautaire ont surgi à l'initiative de groupes de chrétiens engagés dans la justice sociale.

Au niveau économique

Des groupes d'approvisionnement se sont organisés, ils ont généré des revenus et des emplois. Ils ont également permis de réduire le prix des aliments de base en effectuant les achats en groupe, et d'offrir ainsi une alimentation plus équilibrée dans certains secteurs. Des marchés se sont ouverts avec d'autres petits producteurs. Nous avons commencé à transformer le système de production pour qu'il soit plus écologique, plus respectueux de l'environnement, mieux orienté vers la diversification de la production.

Autre expérience nouvelle qui suscite beaucoup d'espoir : le troc. Au Mexique, il n'y a pas de monnaie stable. Nous avons puisé dans l'expérience historique des autochtones pour initier les négociations entre producteurs de tomates et de fèves. On tente de créer un équilibre dans les échanges, créant ainsi un autre type d'économie.

Autre solution de rechange : une monnaie alternative est imprimée et circule à l'intérieur du Réseau. Cette monnaie, appelée chaîne de vie, a comme symbole une femme autochtone. Des projets très concrets sont réalisés avec cette monnaie : production de fromage selon un procédé écologique et par l'entremise de coopératives laitières et de fabrication du fromage, production d'une céréale pour les jeunes enfants.

Au niveau social

Comme notre but est d'administrer nous-mêmes notre argent, il a fallu organiser des ateliers de calcul pour les adultes qui n'ont en général qu'une troisième année. C'est donc tout un travail d'éducation de base qui a été mis en place à partir de ces expériences.

 Depuis le tremblement de terre de 1986, les femmes ont joué un rôle croissant. Elles ont créé des projets nouveaux surtout de production : achats en commun, petits magasins communautaires, coopératives de production. Elles organisent aussi des ateliers d'artisanat dans des communautés marginalisées, mettent en place des associations de consommatrices de classes moyennes et aussi des organisations de femmes préoccupées par divers problèmes sociaux. Devenues conseillères et personnes ressources, elles ont multiplié ces ateliers d'administration, d'alimentation, d'achats de groupes, de jardins communautaires, etc.

Les femmes sont en train d'apprendre de manière communautaire c'est-à-dire à s'approprier le projet, à le faire leur collectivement. Elles deviennent ainsi des sujets actifs, des actrices, des protagonistes dans la recherche d'alternatives. Nous avons besoin de prendre conscience que ces alternatives viennent de nous et non pas de l'extérieur, qu'elles viennent de nos propres capacités.

Au niveau politique

Au niveau politique, les groupes engagés dans l'approvisionnement et la commercialisation populaire se sont organisés pour présenter des revendications et pour exercer des pressions sur les gouvernements à tous les niveaux et sur l'État central, afin d'obtenir gain de cause en particulier l'autogestion de leurs organisations d'approvisionnement. Les pressions exercées par le Réseau concernent également la défense des droits des personnes.

Nous cherchons donc à agir localement, à la base, à approfondir l'action à ce niveau mais avec des propositions macroéconomiques, c'est-à-dire avec des positions politiques plus globales.

Dans ce processus, les femmes en particulier ont appris à mettre de l'avant des revendications de pouvoir, c'est-à-dire tout ce qui représente le pouvoir, qu'il soit intellectuel, culturel, économique ou politique. Nous gaspillons beaucoup d'énergies parce que nous sommes sur la défensive. Nous devons donc revendiquer mais aussi créer et créer une plus grande conscience de notre condition de femmes.

Trois nouveaux défis Affirmer nos principes

C'est en tant que femmes et mères monoparentales, en tant que femmes engagées dans les processus populaires, dans les décisions visant à créer une économie alternative, que nous sommes appelées à affirmer notre volonté de changement et nos principes.

Voici un exemple : Dona Santa ne savait ni lire ni écrire. S'étant jointe aux communautés chrétiennes de base qui luttent pour le bien commun, elle a commenté le passage de la Genèse qui dit Dieu créa l'homme et la femme à son image et à sa ressemblance. Dona Santa a conclu que si Dieu était à son image et à sa ressemblance, Dieu était donc aussi femme. Et cela après 6 mois d'alphabétisation. Quelle réappropriation de dignité ! Elle a également réinterprété l'histoire de la femme issue de la côte de l'homme, y découvrant l'égalité entre l'homme et la femme. Donc le processus permet de changer l'image même de Dieu, les valeurs communautaires, etc.

S'ouvrir à la culture autochtone

Un autre défi consiste à changer nos conceptions, à nous ouvrir en particulier à la culture des autochtones, à apprendre à la pénétrer et à nous en imprégner.

Apprendre à réconcilier

Peu importe la religion à laquelle nous appartenons, nous sommes appelées à créer la vie et à la reconnaître dans tout ce qui vit. Nous sommes appelées à maintenir le cap sur les valeurs fondamentales de la solidarité dans un contexte de grande crise de valeurs.

Nous pouvons nous inspirer des valeurs éthiques des autochtones : Ceux qui commandent obéissent s'ils sont sincères ; ceux qui obéissent commandent au coeur des hommes et des femmes sincères.

Le gouvernement mexicain, qualifié faussement de démocratique, ment au peuple. Son hypocrisie mène à la guerre. Il possède ce qu'on appelle un « double cœur », alors qu'il faudrait agir d'un seul cœur, c'est-à-dire avec vérité, intégrité, dignité. Interrogés sur les négociations actuelles avec les Zapatistes, des paysans sont d'avis que le gouvernement et le responsable des négociations possèdent un «double cœur»... et l'évêque (le conciliateur) un seul... jusqu'à présent !

Nous voulons créer un système de vie, non un système de guerre et de mort. Lançons un appel à toutes les personnes philosophes, psychanalystes, économistes, etc., pour inventer un meilleur sens de la vie, une meilleure société. Avec de nombreux autochtones et des paysans, les femmes sont ainsi appelées à croître en dignité afin de créer des alternatives au sein de l'histoire.

 2. Régionalisation et décentralisation

 2.1 Économie sociale et régionalisation: une expérience au Québec

Marie-Hélène Méthé

Comité régional sur l'économie sociale de la Mauricie/Bois-Francs

Les femmes ne revendiquent pas la maternité de l'économie sociale mais elles en sont très souvent les principales instigatrices, les dispensatrices et les utilisatrices. La revendication d'un programme d'infrastructures sociales préconisant des emplois immédiatement accessibles aux femmes origine de la Marche des femmes contre la pauvreté. C'est la reconnaissance de la pertinence et la consolidation d'un réseau déjà existant (le mouvement communautaire dont les femmes font partie). Le gouvernement n'a pas apporté la réponse souhaitée ; il a mis en place le Comité d'orientation et de concertation sur l'économie sociale et injecté 225 millions $ sur cinq ans, une somme qui provenait de programmes existants mais réalloués à l'économie sociale. On s'est vite rendu compte que le concept d'économie sociale était intéressant... pour le gouvernement.

Un processus lourd

Dans le cadre de la régionalisation générale, tout devait évidemment être régionalisé y compris l'économie sociale. Des comités régionaux d'économie sociale (CRES) ont donc vu le jour dans les seize régions administratives du Québec. Pour bien saisir l'ampleur et la lourdeur de l'exercice, voici un aperçu du processus enclenché : la composition des comités régionaux, décidée par le comité national, devait refléter la réalité des milieux, les femmes étant bien sûr incontournables dans ce processus.

Les CRES se sont donc formés avec la participation de quatre représentantes des regroupements régionaux de groupes de femmes et de la Marche des femmes, d'une représentante du Conseil du statut de la femme (CSF) et des représentants des ministères et organismes impliqués : le ministère de la Sécurité du revenu (MSR), le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), le Conseil régional de développement (CRD), la Société québécoise de la main-d'œuvre (SQDM) et le Secrétaire au développement régional (SDR).

Le chaînon manquant : une vision commune de l'économie sociale

Nous n'avions eu le temps ni de nous approprier à fond le concept d'économie sociale, ni d'en développer une vision commune au sein du mouvement des femmes, ni de déterminer ce que nous voulions y mettre, en tant que femmes. Autant de personnes autant de définitions, de versions, d'interprétations : il était difficile de faire consensus y compris dans le mouvement des femmes. Ce phénomène s'est reproduit au sein des CRES : chaque personne siégeant au comité avait sa vision.

Les difficultés de la régionalisation

Toute la difficulté résultait du processus même de régionalisation et de décentralisation, dans un Québec très vaste où la concertation, l'arrimage, le partage de l'information, etc. ne sont pas encore des choses acquises.

Ajoutez à cela que le comité national d'économie sociale et les comités régionaux ont été mis en place quasi simultanément. Les CRES étaient constamment tributaires des décisions du comité national d'une part et des volontés régionales des représentant ministériels d'autre part. Il a fallu beaucoup de solidité et de solidarité pour maintenir fermement les revendications d'origine de la Marche des femmes, soit les infrastructures sociales. Cela a constitué une très grande difficulté... Pourquoi faire simple en effet, quand c'est si facile defaire compliqué !!!

Femmes et régionalisation

Les régions exigent depuis longtemps un rapprochement du pouvoir de la base, cela constitue bien sûr un acquis mais ça comporte aussi l'effet pervers de n'avoir plus de balises ou de normes nationales. Il y a difficulté à arrimer régionalisation et normes nationales. Les seize régions ont une réalité économique, sociale, culturelle et politique différente. Certaines veulent un gouvernement régional qui n'ait aucun compte à rendre au central...

Comme les femmes vivent encore un rapport problématique au pouvoir politique, la difficulté est plus grande de se situer dans les décisions qu'il faut prendre de toute façon au niveau régional. Investir en région suppose qu'on investisse les lieux décisionnels, les lieux où on a le pouvoir d'influencer les choses. Et cela n'est pas encore très évident pour les groupes de femmes qui sont fatigués, qui doivent être partout à la fois. Il faut savoir fixer des priorités et ce n'est pas facile, les choix sont difficiles à faire ! Il faut aussi appuyer les femmes qui vont en politique mais qui ne sont pas nécessairement porteuses des revendications et points de vue des femmes de la base. Il faut se donner des lieux pour rencontrer ces femmes et leur faire part de nos revendications. Question de temps, de ressources humaines.

Différentes visions du développement

Dans les régions s'est amorcé il y a quelques années le processus de planification stratégique où tous les groupes (socio-économiques, municipalités, etc.) de la société civile sont présents. De haute lutte et à peu près partout, les femmes ont réussi à gagner des sièges réservés aux femmes. Il y a eu tiraillement entre ce qui est social et ce qui est économique, etc. Les femmes ont gagné davantage dans certaines régions que dans d'autres. Là encore, il y a eu très peu de temps pour réfléchir et pour proposer un point de vue cohérent basé sur nos valeurs et revendications. On est toujours poussées à embarquer pour ne pas manquer le bateau !

Quand les CRES sont arrivés, les représentantes des groupes de femmes ont décidé (du moins dans notre région) de mettre le pied sur le frein pour réfléchir sur l'économie sociale et décider ce qu'elles voulaient faire avec l'argent disponible. Où voulons-nous aller ? Qu'est-ce que la vie démocratique, la vie associative, le travail décent, le travail rémunéré ? Finalement, on a réussi à faire consensus dans presque toutes les régions.

Quand même, des différences ont surgi par exemple dans les groupes de femmes qui n'avaient pas participé à la Marche ou qui sont plus axés sur l'insertion au travail, les métiers non traditionnels, ce qui est bien en soi mais insuffisant. Il faut une vision plus large : les emplois non traditionnels ne sont pas la panacée.

 Autre difficulté : la confrontation entre deux visions du développement. Les femmes ont eu beaucoup de difficulté à arrimer leurs façons de voir et leurs discours, selon qu'elles siégeaient à une Régie régionale de santé et des services sociaux, (à vocation sociale) ou au Conseil régional de développement (CRD, à vocation économique. Les femmes du CRD, plus entrepreneuriales, voulaient mettre sur pied des entreprises, sans vraiment se questionner sur le fait que cette position ne constituait qu'une possibilité parmi d'autres, qu'elle n'était pas une panacée au problème de l'emploi des femmes.

Il y aurait eu toute une discussion à faire sur la valeur du travail des femmes à la maison, le rôle social des femmes, le travail non rémunéré des femmes. Mais, trop coincées dans le temps, nous n'avons pas réussi à faire cette réflexion. Nous avons par ailleurs réussi à introduire ce débat dans la planification stratégique. Cela n'a pas été facile et cela ne s'est pas fait partout dans toutes les régions du Québec.

Régionalisation... et récupération ?

D'une certaine façon, la revendication de la Marche des femmes s'est trouvée coincée entre la volonté des régions, inscrite dans la planification stratégique, et la réponse du gouvernement transmise par les CRES et les ministères. Après quelques mois de recul, on constate que l'État avait pris rapidement conscience que l'économie sociale pouvait constituer un vaste fourre-tout pour gérer la pauvreté. Le gouvernement central injecte des sommes et garde le contrôle tant sur le montant que sur la manière de le gérer. C'est là une autre contradiction ou paradoxe de la régionalisation. On nous dit Vous avez 225 M $... mais vous devez passer par des programmes. D'où les confrontations au sein des CRES, les représentantes des groupes de femmes ne voulaient surtout pas porter l'odieux de gérer les programmes d'employabilité. La Marche avait demandé exactement de contraire.

C'est aussi cela la régionalisation : tout d'un coup, on a plein de pouvoirs, mais pas d'argent qui vient avec, ou alors il y a de l'argent mais il faut le dépenser selon des normes définies par le centre !

Actuellement, un an après la Marche des femmes, les 16 comités régionaux sont en place, certains fonctionnent très bien, d'autres très mal, en particulier celui de la région de Montréal. C'est la grande difficulté d'un Québec décentralisé. On a décentralisé le malaise disait une participante au dernier congrès du Regroupement provincial des centres de femmes. C'est comme si on désengorgeait le centre pour engorger les régions. On ne nous donne pas les outils pour le faire.

Pour ajouter au problème, le gouvernement a trouvé que ça faisait bien l'économie sociale : il la voit comme une façon de gérer la pauvreté, comme la solution au problème de l'emploi. L'État a donc mis en place le Chantier sur l'économie sociale... sans arrimage avec ce qui s'est fait avant et sans nous donner le temps de nous concerter et de développer nos stratégies.

Face à cette stratégie gouvernementale, les groupes de femmes peuvent décider de ralentir le processus et de dire : On attend, on prend le temps de s'approprier les choses, on développe une solidarité entre nous et ensuite on va de l'avant.

Car on perd du pouvoir à vouloir aller trop vite : on se fragmente, les rapports de force s'en trouvent assurément diminués, l'appropriation des régions par elles-mêmes se replie. Il y a un danger à se replier sur le local, sur le régional, un danger de se couper les ponts et les solidarités avec les autres, qui sont si essentielles dans la conjoncture actuelle.

 On vit dans un paradoxe parce qu'il y a non seulement régionalisation mais décentralisation. On ne parle pas seulement de bâtisses et de lieux physiques, mais de monde avec de pouvoir. Les groupes communautaires et les groupes de femmes ont énormément de difficulté à voir, comprendre et accepter (pour s'en servir) que des pouvoirs ont été décentralisés. Deux exemples :

1) Les Régies régionales de santé et des services sociaux instaurent un pouvoir en région. Or, les groupes réclament ce pouvoir, mais s'accrochent en même temps aux normes nationales. On fait des pressions au niveau national pour avoir des budgets, alors qu'il faudrait en faire au niveau régional ; 2) le financement des centres de femmes. On veut continuer d'avoir des plans triennaux, d'avoir un regroupement provincial fort porteur du projet, de la mission et de la réalité des centres de femmes, mais le pouvoir est maintenant rendu dans les régions ; ce sont les Régies régionales qui vont déterminer, avec les acteurs et actrices locaux, combien d'argent et comment l'allouer. C'est à la fois une difficulté et une contradiction pour les organismes communautaires.

Nous devons investir ces lieux de pouvoir, être présentes, nous faire élire. Or, nous avons de la difficulté avec le pouvoir parce que femmes, parce que membres d'un groupe populaire, etc. Il faut à la fois investir le pouvoir et constituer des contre-pouvoirs.

2.2 Le Maroc

Malika Kna, économiste,

Association marocaine des droits des femmes

Situation, rôle et statut des femmes au Maroc

Les femmes forment 51 % de la population

74 % ont moins de 35 ans

Seulement 32 % sont alphabétisées

Elles représentent 34 % de la population active

35 % de la population féminine active est en chômage

19,3 % des ménages sont dirigés par des femmes

En introduction, voici quelques chiffres sur les femmes marocaines. Généralement, les femmes qui travaillent occupent des postes de subordonnées. Dans l'administration publique, elles représentent le tiers du personnel ; dans le secteur privé, elles occupent des postes qui ne demandent pas une grande qualification.

Depuis quelques années, toutefois, il y a évolution. Selon les dernières statistiques en effet, les femmes représentent maintenant 24,6% des médecins, 31,3% des dentistes , 38,7% des pharmaciennes et 22 % des enseignants au niveau supérieur.

C'est la plus importante activité féminine de tout le monde arabe. Parmi les facteurs expliquant cette évolution, mentionnons les nécessités :

Principales caractéristiques de la situation des femmes au Maroc

Parler de la condition de la femme, c'est passer en revue son statut social, économique, politique et culturel. H faut réaffirmer que c'est d'abord au sein de la famille que les différences biologiques entre filles et garçons servent de base à l'inégalité sociale, économique et politique. Pour la majorité des Marocains, l'image de la femme est celle d'une bonne mère et d'une bonne épouse, obéissante, dévouée, se sacrifiant pour son foyer et pour l'éducation de ses enfants. Malgré l'évolution des mentalités surtout dans les villes, les valeurs patriarcales restent dominantes.

Certes, la femme marocaine a pu accéder à des postes importants : avocate, juge, médecin, mais il s'agit d'une minorité et toutes, qu'elles soient avocates ou femmes au foyer, sont victimes d'innombrables injustices. Ainsi :

Le travail des femmes... ignoré

Pour survivre, les femmes se livrent à des activités de subsistance dans l'économie informelle, rurale ou urbaine, un secteur où la pauvreté atteint des degrés alarmants et qui représenterait 50 % de toute l'activité économique du pays. La journée de travail de la femme est interminable, excessivement longue et pénible, alourdie par les tâches ménagères qu'elle assume seule.

Ce travail indispensable à la survie de la famille est ignoré par les statistiques officielles qui rangent ces femmes dans la catégorie des inactives. Le travail à domicile, dans les champs ou dans le secteur informel exécuté par des milliers de femmes est passé sous silence. Quel sens donner alors au taux d'activité économique si, chaque année, des millions d'heures de travail ne sont pas comptabilisées ou si des milliers de femmes, ne trouvant pas de travail, sont confinées dans le rôle de femmes au foyer... activité non reconnue bien entendue !

L'amélioration des conditions de vie de la société passe par la mobilisation de toutes les énergies, et ce sont les femmes qui en constituent la force motrice, non seulement parce qu'elles forment la moitié de la population qui accomplit ces tâches essentielles et fondamentales de nourrir, éduquer et soigner mais aussi parce que c'est la moitié qui souffre le plus d'inégalités, d'insécurité et d'injustices.

Le changement de la condition des femmes passe par la nécessaire reconnaissance de l'apport et de l'activité de la femme, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du foyer, dont les mécanismes échappent aux règles du marché afin de valoriser le rôle économique et social de la femme et de prendre conscience de l'intérêt de sa contribution dans la vie économique. D'où l'importance d'enquêtes qualitatives permettant de mettre en évidence la participation effective de la femme à l'économie et par là son rôle dans la société marocaine.

Le mouvement des femmes marocaines et le rapport à l'État

Le mouvement des femmes marocaines est jeune, il s'est développé surtout à partir des années 80. Il est composé de groupes qui sont liés à des partis politiques et d'associations indépendantes. Le mouvement a développé deux types de rapports à l'État de nature très différente :

Le Maroc est un pays musulman où les lois sont inspirées de la religion et conservent un caractère sacré, intouchable. Avant le soulèvement, par exemple, la femme devait avoir l'autorisation de son mari pour avoir son passeport. Ici, ça peut avoir l'air aberrant mais au Maroc ça entre dans l'ordre des choses puisque la religion a toujours favorisé l'homme au détriment de la femme.

Le Conseil national a donc réussi à se mettre d'accord (malgré les divergences entre groupes) sur un minimum de revendications à présenter au gouvernement, accompagnées de pétitions (ayant recueilli un million de signatures). Le gouvernement a été obligé de négocier.

Certes, cette action n'a pas permis de combler toutes les attentes des femmes. Les réponses du Gouvernement ont été bien en deçà de leurs espoirs. Mais l'important, c'est qu'un premier pas est franchi et qu'on a pu imposer à l'opinion publique une approche évolutive des textes religieux (c'est-à-dire qu'ils tiennent compte de l'évolution des femmes) et forcer le gouvernement à réglementer différemment le mariage, le divorce, la tutelle, etc.

Le chemin est long, difficile. L'application des politiques d'ajustement structurel désengage l'État et complique singulièrement la tâche de la société civile. Cette situation oblige les groupes, en particulier les organismes non gouvernementaux, à se rapprocher, à s'organiser, à faire consensus et donc à faire des concessions pour arriver à s'entendre sur un minimum de revendications politiques. Par contre, chaque fois que les organisations de femmes arrivent à se concerter, à bien définir une revendication commune, à constituer un poids politique et à aller jusqu'au bout, elles infléchissent les rapports de forces et font progresser la condition des femmes vers plus de justice et d'égalité.

 

2.3 Le Sénégal

Mariam Sow, économiste

Dans le présent débat sur l'économie solidaire, on assiste à une démarche très originale visant à ne pas étudier les questions relatives aux femmes de manière isolée, spécifique mais à l'insérer dans une démarche plus globale tenant compte du développement intégral, selon les termes de M. Ortiz.

C'est une démarche nouvelle que nous devons approfondir davantage. Au Sénégal, nous avons commencé à réfléchir à cette problématique de la façon suivante : comment prendre en compte les préoccupations des femmes dans les politiques macroéconomiques ?

Précisons que je travaille sur le secteur informel au Sénégal (avec une historienne de Hambourg), où j'ai fait une recherche sur les commerçantes en Gambie, un pays enclavé à l'intérieur du Sénégal La Gambie un pays anglophone très petit, le plus pauvre de l'Afrique subsaharienne, avec très peu de ressources naturelles, une forte croissance de la population et un modèle économique basé sur le libéralisme.

Mon étude cherchait à savoir si les femmes commerçantes avaient profité des politiques libérales du gouvernement gambien.

L'économie informelle d'un point de vue historique

La recherche nous a obligées à nous situer dans une perspective historique, à remonter aux origines de l'économie informelle et à tenter de comprendre comment ce secteur est apparu.

Historiquement, il y a au départ, du moins dans les pays africains et sûrement dans les pays subsahariens, une dichotomie entre le secteur africain dit traditionnel et le secteur moderne importé directement par la colonisation européenne. En Afrique de l'Ouest, le secteur moderne ou secteur formel est né essentiellement des maisons de commerce européennes qui intervenaient dans l'import-export, alors que l'ensemble des activités africaines demeuraient dans le secteur traditionnel et sont devenues par la suite le secteur informel. On parle encore de secteur d'autosubsistance, par opposition à l'économie de marché. Mais le dualisme qui existait alors a peu à peu disparu à cause de l'interdépendance entre les deux secteurs.

Du point de vue du vocabulaire et des définitions, il n'y a pas d'unanimité. Plusieurs termes existent : économie souterraine, économie non structurée par rapport à l'économie structurée, etc. Toutes ces définitions sont critiquées et sont criticables de toute manière.

Ressemblances et différences avec l'économie solidaire

On peut se reconnaître en partie dans la définition que M. Ortiz donne de l'économie informelle : les différentes formes qui permettent aux personnes de s'organiser pour avoir leur propre emploi, et accéder aux soins de santé, à l'éducation, etc.

 La différence majeure par rapport à l'économie solidaire, c'est que le secteur informel africain est apparu de façon spontanée;   il est issu de l'histoire, des traditions, de structures très anciennes qui existaient avant la pénétration coloniale, qui ont coexisté avec la colonisation et qui ont résisté après les indépendances et même avant.

Ainsi, dans les années 1950, du point de vue de la théorie économique libérale le grand débat consistait à trouver comment anéantir le secteur traditionnel, comment s'en débarrasser et comment absorber toutes ces activités traditionnelles dans le secteur moderne. C'était la stratégie du développement.

Or le secteur traditionnel a résisté, il s'est consolidé, il s'est développé, et ce sous l'influence de deux facteurs :

Mais le secteur informel a résisté et s'est maintenu, mais il demeure toujours spontané. Il partage certaines caractéristiques de l'économie solidaire dans la mesure où la solidarité qui existait dans les sociétés traditionnelles s'est maintenue tant par la redistribution des revenus, que par la prise en charge des enfants et des personnes âgées et par la formation et l'apprentissage des métiers, lequel se fait essentiellement sur le tas. C'est d'ailleurs une caractéristique majeure de l'économie informelle que d'assurer la formation sur le tas, puisque ses membres n'ont pas accès à l'éducation formelle.

L'économie informelle est devenue une stratégie de survie et non une stratégie de développement, ce que veut être l'économie solidaire. En ce sens l'économie solidaire serait davantage une stratégie de développement nouvelle et volontaire, ce que n'est pas l'économie informelle.

L'évolution du secteur informel

A l'époque, Femmes, greniers et capitaux, de l'anthropologue Claude Meillassoux, constituait le livre de chevet des étudiants africains en France. Sa nouveauté résidait dans le fait de présenter les problèmes du tiers-monde non seulement du point de vue de l'exploitation par le Nord mais aussi de l'exploitation au Sud même. Meillassoux démontrait que le secteur moderne exploitait le secteur traditionnel.

Meillassoux a également mis en évidence le rôle des femmes dans le secteur informel. De façon plus spécifique, il a montré que les salaires étaient bas au Sud parce que l'ensemble des frais de reproduction de la force de travail n'étaient pas pris en compte par le capitalisme moderne. C'est le secteur traditionnel -et massivement les femmes- qui assume les frais d'éducation, de santé, de formation, d'apprentissage, de logement, de nourriture. Il a montré les migrations saisonnières de la main-d'œuvre vers les villes pour travailler dans le secteur capitaliste moderne puis le retour au village où le secteur traditionnel la reprend en charge et où le secteur capitaliste moderne s'en déresponsabilise.

Cette théorie, révolutionnaire à l'époque, s'appuyait essentiellement sur une main-d'œuvre migrante (jeunes hommes en âge de travailler), c'est-à-dire qui ne résidait pas en permanence en

 ville. Le secteur traditionnel, donc les femmes, pouvaient ainsi prendre en charge les frais d'entretien. Cela permettait par le fait même d'abaisser les salaires, d'entretenir les sans emplois et d'assurer une qualification pour cette main-d'œuvre bon marché. La théorie est aujourd'hui dépassée.

À partir des années 70, c'est la crise, l'exode rural, la migration définitive. On reste en ville, on fait venir la famille. C'est l'implosion urbaine (croissance démographique), l'échec des politiques d'industrialisation, l'endettement, le déficit budgétaire, le retrait de l'État, les privatisations. À la télévision, tous les jours avant les informations, le slogan était : Moins d'Etat, mieux d'État. Tout cela accompagné de la libéralisation du commerce extérieur et des prix, de la privatisation de secteurs importants de l'économie nationale (secteurs clés tels l'eau, l'électricité qui s'en vient et peut-être les postes).

Cette crise a un impact énorme sur le secteur informel (traditionnel à l'époque) qui, de réservoir de main-d'œuvre pour le secteur capitaliste moderne, devient avec les années 80 un déversoir pour le trop-plein de main-d'œuvre des secteurs modernes privé et public. Une étude a montré que, pour tout l'Afrique de l'Ouest, la population du secteur informel s'est multipliée par sept entre 1960 et 1990, passant de 7 à 49 millions de personnes.

L'État et le secteur informel

L'État doit jouer dans l'économie solidaire un rôle fondamental qu'il n'a malheureusement pas joué par rapport à l'économie informelle, au contraire. Pendant longtemps, comme il a été dit plus haut, l'État a eu une position négative par rapport à l'économie informelle ; c'était un secteur qui devait disparaître et que l'on persécutait en vue de l'enrayer.

Telle fut la position des États jusqu'à la mise en place, dans les années 1970, des programmes d'ajustement structurel. Là, on s'est aperçu que le secteur informel pouvait constituer une stratégie de rechange face à la crise du secteur formel qui n'offrait plus d'emplois en nombre suffisant et se dégradait à un rythme affolant. Du jour au lendemain, les États et les bailleurs de fonds ont complètement changé de position et de discours face à ce secteur. Par exemple, depuis les années 80, la Banque mondiale a radicalement modifié sa position par rapport au secteur informel. Désormais, c'est un secteur que l'on cherche à encourager, à promouvoir, à financer... Avec une approche néolibérale bien évidemment. À l'époque, on voulait réglementer le secteur informel, faute de pouvoir l'éliminer. À partir de 1980, l'État affirme qu'il y a un excès de droits par rapport à ce que l'économie est en mesure de supporter. On revient à la déréglementation.

Là où le bât blesse, c'est que l'État, dans le cadre des programmes d'ajustement structurel, cherche à combler des déficits budgétaires, le secteur formel étant soi-disant incapable de financer davantage les dépenses de l'État. On se tourne alors vers le secteur informel et on le taxe pour essayer d'en retirer le maximum de revenus. La stratégie consiste à « formaliser l'informel ». Une seule préoccupation : pouvoir mieux taxer ce secteur dont les acteurs ne sont toutefois pas dupes ; ils ont parfaitement bien compris que l'État ne cherche pas véritablement à les aider à résoudre les problèmes, à encourager ce secteur mais à y puiser les ressources qui n'existent plus ailleurs.

Partir du secteur informel

Pourtant, il faudra quand même partir du secteur informel pour élaborer un autre modèle. C'est le secteur qui s'est le mieux développé au Sénégal. Pour construire un autre type d'économie, plus bénéfique pour la population, on ne peut faire table rase. Dans les pays du tiers monde, il faut partir du secteur informel, chercher comment l'améliorer et comment faire intervenir l'État.

L'effondrement de l'État

Avant 1970, en Afrique, on peut affirmer que des États forts se voulaient entrepreneurs ; ils investissaient énormément dans l'industrie (plusieurs entreprises étaient des industries d'État). À partir des années 80 va s'effondrer le mythe créé autour de la nécessité d'un État fort, d'une industrie moderne et d'une main-d'œuvre salariée. S'effondrent également les objectifs de développement économique. L'État ne gère plus le développement mais la pauvreté, et le consensus social. En même temps que le modèle de développement, c'est le rôle politique et économique de l'État qui est remis en cause.

L'objectif même du débat sur l'informel a été modifié : évacué le rôle de l'État dans la promotion d'un modèle de société, évacué le rapport entre les citoyens et l'État, évacué le rôle de la loi dans la structuration du social, évacuées les relations entre la citoyenneté, l'économique et le politique. Tout est évacué.

Pourquoi l'État s'est-il brutalement effondré ?

Parce qu'il avait été construit sur des bases relativement fragiles ! H faut revenir à l'histoire et comprendre la mise en place des États indépendants. Us ont hérité d'un État colonial totalement vidé de son contenu. L'État colonial avait été mis en place dans le but précis d'assurer une exploitation économique maximale, de soutirer le maximum de ressources pour ensuite les exporter vers l'Europe. Le nouvel État n'a pas été capable de faire face aux problèmes hérités du colonialisme parce qu'il n'avait plus les ressources nécessaires.

De plus, les économies africaines sont essentiellement des économies de rentes -production d'arachides, ou de minerais dans certains pays. Les plus chanceux et les plus malheureux en même temps ont été les pays pétroliers : Nigéria, Gabon et, dans une moindre mesure, le Cameroun et la Côte-d'Ivoire qui ont bénéficié d'une manne pétrolière qui a cependant causé plus de problèmes qu'elle n'en a réglés. Le Nigeria est un cas typique : le chaos économique dans lequel baigne ce pays est dû en grande partie à la manne pétrolière, une manne facile qui n'a pas favorisé les investissements dans le secteur productif et qui a en même temps, hélas, entraîné l'abandon total du secteur agricole. Du jour au lendemain avec l'arrivée du pétrole, l'agriculture a été abandonnée à elle-même sans aucun investissement de l'État... un État pourtant riche !

Une autre raison explique la fragilité de l'État en Afrique. C'est que les populations civiles ne l'ont jamais reconnu. Car il s'agissait d'un État colonial, d'une puissance extérieure dominatrice durant toute la période coloniale. Le secteur informel est devenu un refuge où on essayait de contourner une loi essentiellement coloniale. La tradition existe donc de ne pas considérer l'État, de ne pas le respecter et de contourner les lois.

Voici un exemple de désobéissance civile systématique que l'on retrouve chez les populations durant la période coloniale. Le colonisateur imposait des travaux forcés et les populations cherchaient continuellement à contourner l'obligation... en se faisant passer pour indigents ! En période de guerre, de crise ou de famine, le colonisateur décrétait des réquisitions obligatoires : les villageois, systématiquement visités, étaient incités à céder leurs réserves de céréales à l'État qui les distribuait à l'armée, à l'administration ou aux habitants des villes. Les populations locales

 résistaient de manière systématique. Ces phénomènes de résistance se sont développés et sont demeurés  dans les mentalités ; il sera extrêmement difficile de restaurer la confiance des citoyens envers l'État et de réconcilier l'État avec les populations.

Outre cette situation, il existe au Sénégal, au Nigeria et dans d'autres pays subsahariens, des contre-pouvoirs, essentiellement religieux et très puissants, qui contestent la légitimité de l'État. L'État n'est pas la seule autorité centrale. Ces contre-pouvoirs tantôt s'allient à l'État et tantôt le contestent pour défendre leurs propres intérêts. Ce sont des lobbies qui sapent l'autorité même de l'État.

Un autre problème illustrant la faiblesse de l'État est sa manière de percevoir ses recettes budgétaires. Dans les pays développés, c'est à partir de l'impôt direct et indirect perçu sur le circuit économique interne. Dans la plupart des pays du tiers monde et en tout cas en Afrique subsaharienne, l'essentiel des revenus de l'État vient des taxes perçues sur les transactions commerciales avec l'extérieur. Donc, c'est presque uniquement à la frontière que l'État perçoit les taxes, dans le cadre des activités d'import-export.

L'État ne cherche pas à contrôler le circuit économique interne puisqu'il rapporte très peu. Le circuit interne se sent donc relativement indépendant vis-à-vis de l'État. H ne lui est pas redevable puisqu'il n'en reçoit aucune assistance. Cela a une incidence très négative sur la redistribution des ressources de l'Etat, celles-ci étant redistribuées essentiellement dans un but politique plutôt que social. D'où la tendance à développer tout un réseau de clientélisme politique au Sénégal mais également au Nigeria où la corruption et le clientélisme atteignent des niveaux effarants.

Pour toutes ces raisons, il y a affaiblissement de l'État dans les pays subsahariens. Voilà des raisons dont il faudra tenir compte dans l'élaboration de stratégies visant l'implication de l'État et la création de relations entre l'Etat et la société civile dans le cadre de l'économie solidaire.

Régionalisation et décentralisation (le cas du Sénégal)

Au Sénégal, il existe des lois sur la régionalisation. L'initiative de la décentralisation ne vient ni des populations elles-mêmes ni des communautés de base d'où son ambiguïté. L'État a été contraint d'adopter ce projet de décentralisation parce qu'il lui faut se désengager et que, ce faisant, il doit responsabiliser les niveaux locaux et régionaux. Ce sont les bailleurs de fonds qui font pression pour la décentralisation. Il ya également un fort mouvement séparatiste dans le Sud du Sénégal qui perturbe énormément. La loi sur la régionalisation a été votée pour régler ce problème.

Le parti dominant est en train de récupérer le projet de régionalisation et d'occuper le terrain à la place des populations. La société civile devra donc être très vigilante pour que ce ne soit pas le politique encore une fois qui intervienne à ce niveau.

Les femmes et la régionalisation

En milieu rural il y a énormément d'associations de femmes, traditionnellement très actives et très organisées pour produire et commercialiser les produits agricoles. Cette situation n'est pas étrangère au lourd fardeau que les femmes ont à supporter en milieu rural : elles produisent et elles commercialisent, en plus d'assumer toutes les tâches domestiques. En milieu rural, les Africaines travaillent trois fois plus que les hommes. Pour cette raison, elles ont senti très tôt la nécessité de se regrouper et de travailler en association.

En milieu urbain, les femmes sont moins organisées à cause de l'isolement dans lequel les confine le brassage des populations paysannes qui migrent vers la ville. Ces dernières années, on assiste toutefois à un foisonnement d'organisations de femmes à la base (non dans les milieux intellectuels), surtout dans les quartiers périurbains compte tenu justement des multiples problèmes liés à l'urbanisation, à l'accès à l'eau potable, à la gestion des ordures ménagères et, plus simplement, à l'aménagement de l'espace urbain surtout à Dakar.

Femmes, affaires, polygamie, monogamie...

Nous avons réalisé une autre étude sur le secteur informel, portant aussi bien sur les hommes que sur les femmes. Nous avons étudié comment les affaires se transmettent de génération en génération (c'est-à-dire de père en fils, de mère en fils ou en fille). Selon les résultats provisoires, parmi les hommes entrepreneurs et dans un contexte musulman où règne la polygamie qui touche une femme sur trois, de manière générale quand le chef d'entreprise disparaît, l'entreprise disparaît avec lui. Pas de transmission de capital, parfois une transmission de savoir-faire et presque aucune transmission de structure d'entreprise.

Du côté des femmes entrepreneures, l'échantillon est encore trop restreint pour permettre de dégager une conclusion.

L'étude a cependant permis d'observer que toutes les femmes qui réussissaient en affaires vivaient dans des ménages monogames et réussissaient à sauver leur ménage. Alors que les hommes, quand ils réussissaient dans les affaires, avaient tendance à épouser deux ou trois femmes. D'un côté, la polygamie s'étend avec les hommes qui réussissent dans les affaires ; de l'autre, la monogamie lorsque ce sont des femmes qui réussissent dans les affaires. La polygamie a quand même des conséquences : les enfants de ménages monogames réussissent mieux alors que dans les ménages polygames le père n'est là que deux jours par semaine et donc pas suffisamment présent dans l'éducation des enfants assumée entièrement par la mère. Comme la taille des familles est en moyenne de sept enfants par femme, cela représente un fardeau très lourd pour les femmes.

Il y a des conséquences aussi au niveau économique. Dans les ménages polygames, lors du décès du mari, ses biens sont dispersés et l'entreprise est dissolue afin d'en assurer le partage. Elle est véritablement charcutée, aucune des femmes ne pouvant reprendre l'entreprise. Ce n'est pas le cas si une femme est chef d'entreprise parce qu'elle n'a qu'un mari qui demeure car il est entretenu par sa femme, il n'a pas les moyens d'aller chercher une deuxième femme.

Certains droits acquis

Au Sénégal, les femmes sont parvenues à conquérir certains droits. Il existe par exemple un code de la famille voté en 1972, qui protège les droits de la femme et de l'enfant au sein de la famille. Le mari n'a plus le droit de répudier la femme. Si le mariage ne fonctionne plus, le divorce doit être prononcé par un tribunal et les droits de la femme et des enfants, protégés. Ce code prévoit d'ailleurs qu'au moment du mariage on opte pour la monogamie ou la polygamie... ! Cela donne des situations cocasses où souvent les hommes refusent de régulariser leur mariage afin de préserver leurs privilèges de polygames alors que les femmes s'y opposent. Même si cette loi n'est pas appliquée partout à la fois à cause du pouvoir dominateur des hommes et à cause d'un manque d'information, elle existe et on peut y avoir recours.

La réalité des Marocaines est similaires à celle des Sénégalaises où 95 % de la population est musulmane. La loi islamique a longtemps régi le cadre de la famille, de même que le code des obligations civiles et commerciales. Mais des avancées ont été faites sur ce plan.

Au Sénégal, plusieurs femmes ont accédé à des responsabilités ministérielles ; jamais la Défense ou les Finances, mais la Santé et en général le ministère de la Femme, de l'Enfant et de la Famille ! C'est déjà un pas dans le partage du politique. De plus, il est reconnu, du moins au Sénégal et en Guinée, que ce sont les femmes qui élisent le président même si ce dernier ne sert pas les intérêts des femmes. On utilise la très grande capacité des femmes de mobiliser d'autres femmes et aussi des hommes. Elles sont fort douées pour ce travail. Les politiciens hélas les utilisent à leur profit sans qu'elles reçoivent quoi que ce soit en retour. Il faudrait faire en sorte que les femmes utilisent mieux leurs capacités de mobilisation pour défendre leurs propres intérêts plutôt que ceux des politiciens.

Attention aux mots !

Au Québec, on parle beaucoup d'investir dans le social. Chez nous, ça ne signifie pas investir dans la santé, l'éducation ou la formation, mais dépenser dans des cérémonies familiales, des fêtes religieuses, etc. L'expression revêt un sens plutôt péjoratif, du moins non productif.

 

2.4 Le Bangladesh

Exposé de Farida Akther, directrice de Ubinig

Ce séminaire a démontré encore une fois que le système économique dominant qualifié d'« économie moderne » ou de « secteur formel » a lamentablement échoué à répondre aux besoins de base (nourriture, logement, emploi, sécurité) des populations et des femmes en particulier.

Au Nord comme au Sud

Il est bizarre d'apprendre que dans un pays comme le Canada, sensé être développé, des femmes ont dû marcher contre la pauvreté... ! Si je raconte cela aux femmes pauvres de mon pays, elles ne me croiront pas. Car elles ont toujours vu le Canada comme un pays riche, un pays « donateur ». Elles ne connaissent rien de la pauvreté ici. Moi aussi, en 1989, lors d'une tournée au Canada, j'ai vécu un véritable choc culturel quand j'ai pris conscience des situations de pauvreté, particulièrement dans les communautés amérindiennes. Au point où maintenant je demande toujours aux organismes ou individus donateurs ce qu'ils ont fait contre la pauvreté dans leur propre pays. Et s'ils n'ont rien fait, je refuse leur argent. La situation est la même aux États-Unis, en Europe, au Nord comme au Sud.

Il ne devrait donc pas y avoir de division entre le Nord et le Sud. Nous sommes toutes des victimes de ce développement « merdique » qui ne produit que déchets, détérioration de l'environnement, pauvreté, misère.

Et nous sommes ici pour contribuer à mettre un terme à ce système. Parler d'économie sociale, solidaire, c'est d'abord parler de politique. Car la solidarité a une dimension politique plutôt qu'économique. On a toujours utilisé le mot « solidarité » dans un contexte révolutionnaire.

De quelques vérités sur le Bangladesh

Que connaissez-vous du Bangladesh ? N'attendez pas l'annonce télévisée d'une inondation ! La vie quotidienne vous renseignera : si vous achetez un chandail, l'étiquette vous en dira la provenance et ce sont souvent des produits faits par les femmes. De même, les crevettes du restaurant proviennent du Bangladesh, entre autre, souvent au prix de la destruction de notre environnement, du déplacement de nos populations, et parfois de la vie même des personnes. L'industrie de la crevette par exemple est orientée exclusivement vers l'exportation afin de récupérer des devises pour payer la Banque mondiale... un cercle vicieux qui tue nos gens. En ce sens, la mondialisation a rapproché les gens même si cela s'est fait durement : elle leur permet de mieux comprendre la situation des pays comme le nôtre.

 

À propos du travail des enfants

Les pays riches font campagne contre le travail des enfants, actuellement, comme si le problème n'avait jamais existé auparavant. Ils oublient que si les enfants sont rejetés des usines et placés dans des conditions encore plus difficiles, elles et ils se tourneront vers la prostitution. Les entreprises d'ailleurs appuient la lutte contre le travail des enfants, mais ne serait-ce pas en quelque sorte une autre forme de protectionnisme ? Même hypocrisie aux États-Unis : ils parlent de droits humains, de protection de l'enfance, de clauses sociales mais ils violent les droits fondamentaux quotidiennement. Le « cheap labor » chez nous sert à produire des bien vendus très cher dans les pays du Nord. D'où l'importance, quand on parle d'économie solidaire, sociale, de la voir dans une perspective internationale et non pas seulement locale. H faut dépasser les frontières et non pas s'y enfermer. Nous appartenons à un seul monde, en particulier les femmes dont la situation se ressemble dans tous les pays. H ne peut y avoir d'économie solidaire sans perspectives internationales.

Ce à quoi nous nous confrontons, c'est un système mondial où les entreprises transnationales n'ont plus d'identité nationale ni de rapports avec leurs propres peuples, encore moins de compte à rendre. Tout ce qui leur importe, c'est le profit. Comment et de qui pourraient-elles se sentir solidaires ? Parfois nous nous trompons en appuyant, par nationalisme, des entreprises dites nationales : celles-ci ne pensent pas du tout en ces termes. D'où l'importance du rôle de l'État.

Le Bangladesh : un pays pauvre ?

Certains considèrent le Bangladesh comme un pays pauvre, surpeuplé, incapable de nourrir sa population et obligé de dépendre de l'aide extérieure. C'est faux. On nous rend pauvres. Si nous avions simplement la possibilité d'organiser notre agriculture autrement qu'en fonction de l'exportation du tabac, des crevettes et de toute cette «junk» que nous sommes obligés de produire pour l'Occident, nous serions à même de nourrir notre population. Nos terres sont très fertiles.

Nous pourrions même produire nos propres vêtements. On ne doit pas oublier qu'à l'époque coloniale, c'est le Bangladesh qui fournissait l'Angleterre en vêtements ! Nous pouvons produire du coton, de la soie, etc. Mais nos rapports économiques avec la Banque mondiale et les autres institutions financières nous catégorisent parmi les pays les plus pauvres de la planète et donc devant dépendre de l'aide extérieure. Nous recevons de la nourriture des États-Unis et du Canada, à partir de leurs surplus !

Si l'on distingue l'économie urbaine et rurale, on constate que l'économie rurale ne suffit pas à donner du travail à tous et que le Bangladesh fait face à une émigration importante vers les villes et vers les pays étrangers (Canada, Australie, etc.). Au Canada, les immigrants sont en grande partie des personnes pauvres qui l'étaient déjà dans leur pays et qui ont fui cette situation. Les travailleuses domestiques dans les pays du Nord sont exploitées de la même façon que les travailleuses de l'industrie du textile à Dacca : ce sont les mêmes conditions, le même type d'exploitation. D'où l'importance de cet aller-retour constant entre le « national » et « l'international ».

Le secteur informel est le secteur formel...

Les secteurs formel et informel existent aussi au Bangladesh. Mais je refuse de qualifier le second secteur d'« informel » puisque pour nous, c'est ce secteur qui est formel, c'est lui qui emploie la majorité des travailleurs. Comment accepter qu'il soit appelé informel, comme s'il était illégal ? Nous devons refuser ce vocabulaire. Quand je parle du secteur « formel », je fais référence à ce que d'autres appellent faussement le secteur informel. Le secteur illégal serait plutôt celui qu'on nomme le secteur « formel » !

Comme femmes, nous avons été en mesure, dans notre secteur formel, de produire beaucoup de choses avec très peu de capital : préparation de nourriture, artisanat, etc. Mais, confrontées à un marché qui impose ses critères, ses standards de qualité et autres exigences, nous avons dû nous contenter de répondre aux besoins du marché domestique et nous n'avons pas eu accès au marché international.

Les banques de crédit... un point de vue critique

On parle des programmes de développement pour les femmes, ce terme cache une forme d'hypocrisie ; on omet de dire que les femmes ont d'abord été appauvries et qu'ensuite on leur a donné des subventions pour faire du développement et les rendre productives, comme si elles ne l'étaient pas déjà ! Vous avez certainement entendu parler des fameuses grameen, ces banques de crédit bangladaises célèbres à travers le monde. J'apprécie cette initiative, mais je ne pense pas que cette forme de crédit soit la réponse à la situation de la pauvreté. Elle conduit à la « monétarisation » de la vie des femmes et surtout des plus pauvres : on leur donne de l'argent sous forme de crédit pour les transformer en consommatrices et commerçantes plutôt qu'en productrices. Or, ces crédits sont à des taux d'intérêts très élevés et les femmes doivent pouvoir les rembourser régulièrement. On commence à voir surgir des formes de violence quand on ne peut payer à temps. Les femmes sont forcées de vendre leurs ustensiles, leurs meubles ou de contracter un autre prêt pour rembourser la banque.

Les femmes font donc du commerce plutôt que de la production. On assiste à la monétarisation de l'économie rurale. Ainsi, on trouve maintenant du Coca Cola et d'autres produits du genre dans les endroits les plus reculés, simplement parce que les gens ont accès à de l'argent liquide. Or, cet argent serait nécessaire à la capitalisation. Mais ce n'est pas tout le monde évidemment qui peut devenir un consommateur : la majorité n'ont aucun pouvoir d'achat. Les efforts pour aider les femmes à se développer ont donc pris la forme des crédits en argent plutôt que d'une aide aux véritables activités productives.

Autosuffisance et autonomie des femmes

En 1975, un nouveau terme de jargon est né : la génération des revenus. Il a été accompagné... de machines à coudre pour les femmes ! Mais produire des vêtements quand on ne peut pas les vendre n'aide pas beaucoup à nourrir sa famille... on ne peut manger les vêtements ! Les femmes se sont plutôt tournées vers l'élevage de poules et de chèvres. Voilà une activité qui génère vraiment des revenus - il y a toujours un marché local pour ces produits - et si on ne les vend pas on peut au moins les manger !

D'autres expériences se sont révélées très positives, basées sur l'économie d'autosuffisance et sur l'autonomie : deux concepts majeurs. Car les femmes ne peuvent compter que sur elles-mêmes et que l'autosuffisance est une caractéristique culturelle de l'économie du Bangladesh. La question était la suivante : pouvons-nous parvenir à nous suffire à nous-mêmes pour la production des biens essentiels comme la nourriture, les vêtements ? Des communautés rurales ont essayé et elles ont réussi. La clé de la réussite a été non seulement le crédit mais l'épargne, une activité où les femmes excellent. Les femmes ont accumulé un capital énorme simplement en épargnant sou par sou. Elles avaient l'habitude de cacher l'argent dans des bambous chez elles pour éviter que les maris et les fils ne s'en emparent. Plus tard, des organisations non gouvernementales ont mobilisé cette épargne et l'ont déposée dans les banques rurales qui disposent aujourd'hui d'un capital important. Les femmes peuvent maintenant réinvestir cet argent dans leur communauté, acheter des terres, etc. Elles n'ont eu besoin de personne, ni économistes, ni experts pour apprendre à agir ainsi. Voilà notre vraie force : la créativité de nos peuples. Et cela est vrai dans tous les pays.

Dans les villes, d'autres expériences se réalisent à partir des mêmes concepts d'autosuffisance et d'autonomie. Ainsi plusieurs femmes monoparentales partageant un même logement ont mis en place des installations communes pour la garde des enfants, la cuisine, le lavage, etc., installations collectives où elles peuvent avoir accès au gaz, à l'électricité, etc. De plus, elles ont établi des relations d'affaires avec de petits commerçants pour avoir accès quotidiennement aux biens essentiels sans nécessairement avoir besoin de payer sur le moment.

L'État, lui, non seulement n'assure à ces communautés aucun service de santé, d'hygiène ou autres, mais il fait régulièrement évacuer la population sans avertissement par les policiers ! Quel genre d'appui pourrait-il donner ? Il a adopté une loi prévoyant la création de garderies dans les usines employant 50 femmes et plus. Curieusement, les usines n'ont toujours que 49 femmes ou moins à leur emploi.

Dans un monde global, il est important de se questionner sur le rôle que les gens peuvent jouer en tant que consommateurs, sur les choix qu'ils posent. Quand on parle d'économie solidaire ou sociale on doit refuser fermement de devenir les vidangeurs de l'économie de marché.

Pour terminer sur une note d'humour : qu'est-ce que la mondialisation ? Vous faites bouillir des pommes de terre de différentes tailles, vous les écrasez en purée... elles deviennent toutes de la même taille ! ! !

3. La parole des participantes

"Nous ne voulons pas réformer l'économie de marché, nous voulons la transformer. "

Durant les trois jours du séminaire, toutes les participantes sont intervenues sur tous les thèmes, enjeux et débats touchant l'économie solidaire. Elles ont fortement questionné les présentations et soumis un ensemble de réflexions, de critiques et de propositions qui ont largement fait progresser la compréhension de l'économie solidaire. Nous avons regroupé par thèmes l'ensemble de ces contributions.

On remarquera que l'État constitue la préoccupation majeure des participantes. Elles ont affirmé avec force et constance, tout au long du séminaire et quelque soit leur pays d'origine, qu'il ne saurait y avoir d'économie solidaire sans État solidaire.

Partir de l'économique... est-ce un point de départ acceptable ?

On ne peut parler de solidarité du seul point de vue des modèles économiques basés sur des courbes, des diagrammes, des graphiques. Il faut, au-delà de ces modèles, examiner comment les communautés s'organisent et travaillent, et ce contre les  modèles économiques qui briment la plupart des populations de la planète.

C'est ce point de vue économique qui nous fait parler des divisions Nord-Sud, des divisions qui rendent certaines mal à l'aise. On ne voit pas de « gens du Nord » dans ce séminaire puisqu'il y a eu une Marche des femmes contre la pauvreté. Il n'y a que des femmes, des être humains broyés par l'économie.

Il faut plutôt partir d'un point de vue politique et des valeurs. Dans cette perspective, il nous faut revenir à certaines questions de fonds :

L'État : fort ou faible ? Deux positions opposées L'État est fort

Pour certaines, il faut cesser de répéter que l'État est faible. Il n'a jamais été aussi puissant... mais pas dans l'intérêt des populations. Il est fort pour orchestrer la transmission des vues des financiers et de certains dirigeants. Il est fort pour empêcher que les revendications des populations influencent les pouvoirs législatif et politique. Il est fort pour récupérer les revendications populaires et faire en sorte qu'elles servent les intérêts des financiers ou de ceux qui cherchent le profit.

Maints exemples au Québec et ailleurs le démontrent chaque jour, même dans les pays où l'on a abandonné l'idée que l'État pouvait être un lieu où la société civile exerce une influence. Si l'on prétend vouloir exercer une influence significative, n'est-ce pas justement parce que l'État est tout puissant et non parce qu'il est faible ?

Ce débat devrait se poursuivre à partir d'une analyse rigoureuse des faits, et d'exemples concrets de différents pays afin de dépasser les impressions.

L'État est faible et en voie de disparition

Pour d'autres, un moment historique s'ouvre où l'on assiste au dépérissement des États. H faudrait par exemple réfléchir sur le rôle de l'État dans le contexte des pays en crise, ces laboratoires des instances internationales qui relèguent les États à un rôle de figurant : Haïti, Chiapas, l'Afrique des Grands-Lacs. Il serait important d'analyser la dernière négociation des bailleurs de fonds concernant l'aide internationale à Haïti. Quel a été l'espace de l'État, de la société civile et des grandes agences internationales ? Il faudrait décortiquer ce processus ; nous pourrions alors mieux comprendre le rôle des États et leur dépérissement.

Des participantes doutent même qu'on puisse parler du rôle de l'État alors que les États perdent ou abdiquent de plus en plus leur souveraineté en raison de la mondialisation. Le rôle de l'État ne cesse de diminuer. À ne parler que de son rôle, on finit par lui remettre toutes les responsabilités... mais dans l'abstrait!

Pourquoi ne pas plutôt parler du rôle des gens, des peuples, des communautés ? Comment on s'organise, comment on se renforce. Peu importe que l'on qualifie l'économie de solidaire ou de sociale ; peu importe que l'État ait un rôle second ou premier. L'important, c'est de trouver comment les gens vont survivre, comment ils vont produire pour eux-mêmes de façon à ne pas crever de faim, au lieu de toujours produire pour les autres, les riches et les pays riches.

Aborder la question de l'économie d'autosuffisance

En Amérique latine, on parle d'une économie d'autosuffisance au sens où chaque pays est invité à produire des biens pour lui-même, selon ses besoins propres et non pas à partir de biens provenant essentiellement de l'extérieur. Le Chili d'Allende est intéressant à cet égard : le gouvernement d'Unité populaire proposait en effet une économie basée sur les besoins de la population, construite « par et pour » le peuple, plutôt qu'une économie dépendante de biens venant de l'extérieur et produits en fonction de critères éloignés des besoins du peuple.

De quel État parlons-nous ?

L'État solidaire, c'est l'État idéal mais ce n'est pas la réalité ! Ainsi, au Québec et dans la plupart des pays industrialisés, on a un État libéral. Plusieurs pays du Tiers-monde ont un État libéral et répressif ou autoritaire. Ailleurs, l'État est encore carrément totalitaire. Il faut donc manifester la plus grande prudence quand on parle de l'État en général. On doit toujours préciser de quel État on parle, rappeler le contexte historique, culturel, économique, etc. qui teinte la conception et le rôle des États.

Dans ce sens, une autre dimension doit être prise en compte quand on parle d'État : l'ingérence des agences internationales dans la gestion des affaires des États, qui change la nature même des États et amène à questionner le type de démocratie qui en résulte. Au Pérou par exemple, on parle d'une démocratie de délégation. Par le vote, on délègue le pouvoir au président qui dirige le pays comme une entreprise. Le conseil des ministres utilise des méthodes de dirigeants d'entreprises pour gérer l'État. Ici, économie et politique sont fortement imbriquées ; la gestion des États se calque de plus en plus sur le modèle de gestion des entreprises privées.

État, société civile et patriarcat

Un État solidaire - nous sommes toutes conscientes qu'il s'agit d'un idéal projeté, d'où l'importance pour la société civile de prendre l'initiative- doit remettre en question le patriarcat sur lequel reposent les États depuis des siècles. Le bien commun suppose en effet la reconnaissance de l'égalité des rôles entre hommes et femmes, la reconnaissance et l'intégration des valeurs différentes portées par les femmes. Le mouvement des femmes n'a pas encore réussi à faire reconnaître à égalité la contribution des femmes et des hommes au plan économique et politique. À ne pas oublier quand on parle du rôle de l'État solidaire, car l'intégration de cette égalité change la nature même de l'État. On ne doit pas oublier non plus qu'il existe des contradictions au sein de la société civile concernant les rapports entre les sexes.

L'économie solidaire : stratégie, tactique, ou solution de rechange au désengagement de l'État ?

Les participantes ont souligné deux acceptions différentes du terme désengagement de l'État :

D'autres ont fortement souligné l'existence, dans plusieurs pays, d'un secteur public bien organisé et soutenu par la population : quelle place l'économie solidaire accorde-t-elle à ce secteur public ? Comment travailler cette question sans nourrir les courants néo-libéraux visant le démantèlement des programmes sociaux partout dans le monde ?

Quant au Québec, certaines se demandent de quelle économie sociale on parle, elles manifestent beaucoup de scepticisme face à cette nouvelle mode. L'État prélève déjà 40 % d'impôts sur les revenus salariaux. Il faut se battre pour qu'il fasse ce qu'il a à faire : c'est sa responsabilité. L'économie sociale n'a pas à s'aventurer sur ce terrain.

Dans la même veine, prenant pour acquis que la gestion est plus efficace dans le privé que dans le public, on avance des stratégies de désengagement et de privatisation. Cette orientation est basée sur le jugement soit disant objectif et scientifique d'économistes. Mais on ne questionne jamais ces évidences, on n'utilise jamais les mêmes critères pour faire la comparaison. Le but premier d'une gestion privée, c'est de faire des profits, alors que ce n'est pas celui du public. Il y a là un parallèle intéressant à faire avec le travail non rémunéré des femmes.

L'économie solidaire est-elle une stratégie pour contrer le désengagement de l'État ? Il n'y a pas consensus. Certaines la considèrent plutôt comme une démarche, une recherche en cours et un processus à long terme. Elle s'est développée à partir de besoins, mais aussi à partir de l'absence de l'État dans des domaines jugés essentiels pour le bien des communautés, et où les femmes sont massivement intervenues. On pense en particulier à l'Amérique latine, où la société civile est intervenue historiquement dans des secteurs clés (santé, éducation, droits socio-économiques, droit à la terre) à partir aussi de besoins divers exprimés au niveau local, régional, besoins souvent liés à la subsistance.

D'autres y voient plus une tactique qu'une stratégie dans le sens qu'elle constitue une voie parmi d'autres au sein d'une stratégie plus large visant à contrer le désengagement de l'État. On devrait alors parler de la nécessité de larges consensus, d'établissement de priorités et d'actions collectives politiques.

 Pour d'autres enfin, l'économie solidaire est une stratégie qui se déploie de quatre façons :

Un rôle incontournable pour l'État

Les opinions sont claires. L'État doit assumer le leadership dans la distribution de la richesse, ne pas se désengager, reconnaître l'économie solidaire et demeurer redevable envers ses citoyens et citoyennes.

Parmi les conditions pour y arriver, on propose :

 

Toutefois, la difficile question de la solidarité ou de la négociation et des relations avec l'État dans des sociétés répressives demeure entière. Plusieurs participantes ont invité à faire des distinctions selon le type d'État et le contexte particulier avant d'affirmer la nécessité de se solidariser avec l'État.

État et société civile... deux acteurs égaux ?

Deux visions de l'État et du rôle de la société civile semblent s'opposer :

d'un côté, Mme Paquerot affirme que l'État n'est pas un partenaire comme les autres, y compris la société civile, et que si on le réduit à n'être qu'un parmi d'autres, il y a risque que les droits fondamentaux soient confiés à la société civile voire dilués, avec les risques de dérapage que cela comporte. De plus, on risque de créer une société de corporatisme où chaque groupe d'intérêt tire la couverte de son côté, sans que l'État n'intervienne puisqu'il ne serait qu'un acteur parmi d'autres.

de l'autre, M. Ortiz présente un modèle où les États étant ce qu'ils sont dans le contexte néolibéral, la société civile doit s'organiser, se constituer en une force capable d'intervenir quasi d'égal à égal avec l'État.

Il serait important de décortiquer ces deux conceptions qui résultent à la fois d'une lecture différente de la conjoncture, selon que l'État est plus faible ou plus fort ou plus conscient du respect des droits fondamentaux, et de cultures politiques différentes et de conceptions théoriques différentes des rôles respectifs de l'État et de la société civile. Une réflexion théorique permettrait de mieux comprendre la situation actuelle, de savoir quel rôle nous privilégions pour l'État et à partir de quelles stratégies.

Un débat sur la nature même de l'économie sociale

Au Québec, l'économie sociale est considérée sous deux angles différents :

Encore faut-il nous-mêmes donner une valeur à ces initiatives... ! A titre d'exemple, dans le sud-ouest de Montréal, plus de 150 groupes dont plusieurs groupes de femmes répondent à des besoins essentiels (hébergement, alimentation, alphabétisation, etc.). En répondant à ces besoins essentiels, non seulement accomplissent-ils un travail nécessaire au maintien de la communauté, à la dynamisation du tissu social, mais ils ont aussi une valeur économique parce qu'ils créent de l'emploi, font circuler l'argent dans le quartier, les familles, etc. Selon une étude réalisée dans cette région, quelque 60 groupes possèdent collectivement un capital de 2 millions $ et créent 150 emplois. C'est une valeur économique. Arrêtons de dire qu'on fait juste du social et pas de l'économie sociale. On le fait déjà, il faut le reconnaître. La Marche demandait que cela soit reconnu et financé localement. Peut-être n'y a-t-il pas de projet très articulé derrière cette activité, mais il ne faut pas l'attendre pour continuer à améliorer ce qu'on fait quotidiennement (ex. : les cuisines collectives, etc.). Le projet se construira en faisant les choses concrètement.

Convertir les entreprises privées à l'économie solidaire... est-ce vraiment faisable ?

Cette proposition contenue dans le modèle proposé par H. Ortiz a soulevé de très nombreuses réactions, marquées le plus souvent de scepticisme, d'hésitation à s'engager dans cette voie ou alors du refus de l'intégrer au modèle, compte tenu de la puissance et de la domination du néolibéralisme actuel.

Remise en cause du modèle de production et de consommation

Une des tendances du néolibéralisme est l'exclusion de la micro-entreprise, des petits ateliers familiaux de production, des coopératives artisanales. Comment alors construire une pédagogie à la fois éthique et politique, comment travailler avec les majorités pauvres contre l'idéologie de la consommation, de la recherche du pouvoir pour opprimer les plus faibles ? Comment construire à partir de la base économique ces valeurs et ces principes éthiques ?

Une autre remise en question du modèle productiviste provient de l'expérience même des gens impliqués dans l'économie solidaire. Au Chili, des gens qui ont développé ce type d'économie, par souci d'autosuffisance ou par besoin de survivre dans leurs milieux d'indigence, se sont rendu compte après un certain temps que l'autonomie dans l'organisation de leur temps était devenue une valeur primordiale. Des études récentes semblent démontrer qu'une majorité de ces personnes, qui comptent pour 30 % à 50 % de la main-d'œuvre totale, y compris celle des secteurs plus ou moins formels ou complètement informels, ne seraient pas intéressées à un emploi dans un secteur plus formel. Elles ont fait le choix définitif de gérer davantage leur temps et d'aménager ainsi leur vie de façon plus autonome au point où elles n'accepteraient pas d'être davantage contraintes dans un travail structuré, même pour un salaire plus élevé.

On retrouve également ce point de vue au Québec. Une proportion significative de gens qui travaillent dans le secteur formel, institutionnel, public ou privé, sont prêts en effet à un changement, parce qu'ils sont trop captifs dans leur travail. Dans ce sens, on ne peut segmenter économie sociale, économie publique, économie privée : il existe des entrelacements certains entre ces espaces économiques.

Intégrer l'éducation populaire au modèle d'économie solidaire

Plusieurs participantes ont fortement questionné l'absence ou la faible place faite à l'éducation populaire dans le modèle d'économie solidaire proposé par M. Ortiz. L'éducation populaire, la défense des droits, l'éducation à la citoyenneté devraient être des composantes du modèle tout aussi importantes que la technologie et les finances.

Voici un exemple parmi tant d'autres de l'importance de l'éducation populaire, concernant le partage du savoir. En effet, des professionnelles mexicaines ont travaillé à former les femmes de la base généralement analphabètes. Comment faire pour sensibiliser et amener ces professionnelles à s'impliquer, à partager leurs connaissances, à prêter leurs services à ce peuple dont elles sont issues ? Comment faire pour qu'elles ne se laissent pas piéger dans un système bureaucratique simplement à cause de la sécurité financière et du salaire ? Par l'éducation populaire.

M. Ortiz a accepté cette critique et promis d'intégrer l'éducation populaire à son modèle.

Identifier les difficultés

Les difficultés auxquelles se heurte la construction de l'économie solidaire sont liées à un contexte politique et économique de crise, à la survie des organisations de la société civile et des groupes de femmes en particulier, de même qu'aux questionnements théoriques et idéologiques que suscite l'économie solidaire.

 Les participantes ont identifié ces difficultés, insistant pour dire qu'elles constituent autant de défis... dans la mesure où on accepte de les regarder en face et d'en débattre collectivement :

les contradictions telles l'utilisation des fonds de pension des travailleurs et travailleuses à la Bourse : leur argent sert ainsi à la spéculation et contribue aux rationalisations et licenciements sauvages ;

Questionner la notion de modèle unique

Les initiatives d'économie solidaire doivent partir des situations spécifiques à chaque pays, tenir compte de leur histoire particulière, de leur culture propre. Il est en effet non seulement difficile mais également dangereux de vouloir transposer des modèles économiques, même alternatifs, dans des milieux culturels qui ne sont pas du tout les mêmes, dans des pays qui ont des histoires différentes. Est-ce qu'on peut dans ce cas, parler de modèle ? Ne doit-on pas proposer plutôt des modèles pluriels ? Il faut pouvoir à la fois reconnaître nos différences, tabler sur nos similitudes et trouver des moyens d'établir des comparaisons entre expériences diversifiées.

Garder le cap sur la transformation globale de l'économie

Nous ne voulons pas réformer l'économie de marché, nous voulons la transformer.

L'économie solidaire n'est pas là pour ramasser les déchets de l'économie de marché. Si cela est vrai, alors il devient crucial de bien définir ce que nous voulons promouvoir :

Dans cette volonté manifeste des participantes de garder le cap sur la transformation globale de l'économie, on a senti un certain flottement quant au rôle de l'économie sociale ou solidaire. Faut-il structurer l'économie solidaire comme une stratégie à partir des expériences en cours, ou la poser en solution de rechange pour changer les structures de répression et bâtir un système plus juste ? Cette question fondamentale n'a pas reçu de réponse définitive... Elle aurait dû être débattue plus à fond et méritera certainement des réflexions plus poussées dans un prochain séminaire.

 

Proposer une forte perspective féministe

Pas d'économie solidaire sans participation des femmes et sans reconnaissance de leur contribution spécifique : cette affirmation est revenue sans cesse dans les débats telle un leitmotiv, telle une musique de fond...

Les femmes partout dans le monde ont joué et continuent de jouer un rôle majeur dans toutes les luttes pour améliorer les conditions et la qualité de vie des personnes et des communautés : les garderies, les coopératives d'habitation, etc. Le travail des femmes est donc fortement lié au changement social et à un changement axé essentiellement sur des valeurs humaines. Aussi les femmes doivent-elles, dans l'éducation des enfants, utiliser leur pouvoir de transmettre des valeurs inhérentes à l'économie sociale/solidaire.

Mais, attention ! On sent une crainte omniprésente que l'économie sociale reproduise et accentue la division sexuelle du travail et des rôles et confine les femmes dans une marginalité. H faut donc développer une très grande conscience et vigilance face à ces risques.

Il faut également imprimer une très forte perspective féministe à tout le débat sur l'économie sociale/solidaire ; cela suppose des idées politiques très claires dans le mouvement des femmes sur ce qu'on entend promouvoir quant à ces questions.

Certaines enfin ont souhaité que la formule qui dit que ce qui est privé est politique fasse l'objet de discussions plus approfondies lors d'un prochain séminaire.

Sortir de la seule logique de l'État providence

On est en train d'opérer un réaménagement des valeurs concernant la place du travail dans la vie des individus, des familles, des collectivités. Une réflexion s'impose en vue de préparer des changements à moyen et long terme - tout en continuant d'agir car l'appauvrissement en particulier chez les femmes ne s'arrête pas pour permettre la réflexion !

L'économie solidaire invite à sortir de la seule logique de l'État providence dont sont issues ce que l'on appelle les « solidarités mécaniques » passives auxquelles s'opposent les solidarités actives issues des communautés. Ces deux logiques ne s'excluent pas, mais il convient d'en constater l'existence et éventuellement la complémentarité.

Une tâche importante demeure : définir et situer les responsabilités de l'État. Si l'on est d'accord sur la nécessité de promouvoir un État responsable, certaines plaident pour effectuer un bon ménage dans les façons de faire de l'État, si on veut éviter de seulement gérer la pauvreté.

 

4. Les stratégies

Nous nous sommes donné comme défi de déconstruire le modèle néolibéral (échéancier : entre 15 et 100 ans !)

Passer du néolibéralisme à l'économie solidaire suppose l'élaboration et la mise en œuvre de stratégies diversifiées capables de se déployer simultanément dans plusieurs directions et résolument axées sur le moyen et le long terme.

Personnes ressources et participantes ont proposé un ensemble de stratégies qui, sans avoir fait l'objet de consensus formels ou de priorisation, n'en ont pas moins recueilli une forte adhésion. Plusieurs ont également souhaité que ces propositions fassent l'objet de débats et d'approfondissement lors d'une future rencontre internationale.

Clarifier les concepts entre nous

Le séminaire a permis de partager des expériences, des pratiques. On a également tenté de conceptualiser à partir de ces expériences. Mais on sent un certain flottement face aux concepts utilisés. On expérimente non pas tant une confusion qu'une incompréhension des contextes historiques et culturels particuliers de chaque pays. Parle-t-on de la même chose lorsqu'on parle d'économie populaire, informelle, sociale, solidaire ? Sans faire une bataille de mots, on doit tenter dans une future rencontre de clarifier davantage ces propositions, revendications, plateforme. L'utilisation de mots différents pour parler d'économie solidaire selon les contextes et les cultures propres invite à une grande rigueur dans l'explication de la signification des termes.

Travailler à partir de la notion de mouvement et de processus

Rien n'est figé ni encore complètement déployé. Il faut voir les choses à long terme et ainsi évaluer correctement les gains à court terme ou les échecs. Cette question se pose non seulement en Amérique latine mais également ici au Québec.

Par exemple, dans les suites à la Marche des Femmes, qu'est-ce qui peut être un gain ou un échec ? Comment considérer les comités régionaux d'économie sociale mis en place par le gouvernement : comme des avancées ou des reculs ? Et le Chantier sur l'économie sociale obtenu dans la foulée de la Conférence socio-économique réunissant les principaux acteurs de la société québécoise (gouvernement, syndicats, patronat, mouvement communautaire, mouvement des femmes, etc.) ? Est-ce qu'on se fait récupérer ou est-ce que les alliés naturels et moins naturels adhèrent vraiment à ce qu'on met de l'avant ? Comment évaluer tout cela si ce n'est à long terme et dans une perspective de processus.

 La notion de mouvement peut nous aider à éviter le parallélisme, cette tendance qui amène à faire les choses à côté, à construire un petit monde alternatif à part. Le parallélisme n'a rien à voir avec un mouvement qui veut transformer les choses.

Comme dans tout mouvement, les expériences se déploieront de façon très diversifiée selon les régions ou les pays. Mais la force et l'originalité d'un mouvement qui se construit, c'est justement de tenir compte de la spécificité de chaque entité.

Partir de nos expériences et en faire l'inventaire

Partir de nos expériences, de nos pratiques et les valoriser même si elles sont modestes et même si elles ne sont qu'à petite échelle. L'économie solidaire comme modèle de vie pleine et entière se fera sur le long terme. Mais il faut déjà mettre en marche des pratiques qui vont dans ce sens et qui se renforcent mutuellement.

Construire un réseau pour le développement humain

Construire un véritable réseau pour le développement humain, un réseau d'économie solidaire, qui parte du niveau local et qui crée des espaces aux niveaux national et international. On parle ici d'un réseau international et non pas seulement d'échanges Nord-Sud. Il s'agit de mettre en relation continue et dynamique des personnes, des projets, des contextes et des expériences différentes selon les pays.

Le présent séminaire est un excellent pas dans cette direction. Ce réseau pourra alimenter à rebours les expériences d'économie solidaire que nous aurons à évaluer. Il pourra également jouer un rôle actif de vigilance face à la coopération bilatérale et multilatérale. Au Pérou, par exemple, on a proposé la mise en place d'un réseau de veilleurs et veilleuses, c'est-à-dire des personnes qui surveillent ce qui peut se faire ou non au plan de la coopération. Une même expérience pourrait voir le jour au niveau international.

Développer des relations dialectiques entre le local, le national et l'international

Nous devons faire des gains sur ce plan durant les prochaines années surtout par la construction de réseaux. De la même façon qu'il existe une préoccupation pour la coopération bilatérale, aussi doit-il y en avoir pour tout ce qui concerne le multilatéral et les politiques de financement et de développement. Il faut influencer ces organisations de manière à ce qu'elles s'ouvrent à une vision internationale. La Banque de développement centraméricaine parle de décentralisation, dans une perspective néolibérale certes, en insistant sur les gouvernements locaux parce qu'ils sont les seuls efficaces de son point de vue. Il nous faut donc pouvoir utiliser ces orientations et les influencer.

Développer les alliances et la concertation entre tous et toutes

Le mouvement des femmes n'est pas seul

Bâtir une alternative au néolibéralisme ne peut reposer sur le seul mouvement des femmes. D'où la nécessité de faire des alliances. Un des défis du mouvement des femmes consiste justement à identifier ses alliés. On pourra ainsi trouver des alliés qui ne sont pas d'accord sur l'ensemble du projet, mais sur des parties. Par exemple, des entrepreneurs seront peut-être d'accord sur le maintien d'un système d'éducation gratuit parce que l'entreprise a besoin d'une main-d'œuvre formée. Mais ils ne seront sans doute pas d'accord avec la hausse du salaire minimum. Il faudra alors aller chercher d'autres alliés.

 Où et quand faire des concessions ? Car des alliances supposent des concessions en vue de bâtir de larges consensus, consensus indispensables pour faire des gains. Mais concession ne veut pas dire démission : on doit toujours maintenir le cap sur le projet global de transformation.

En ce sens, il serait très stimulant de susciter, avec les pays du tiers monde, des échanges, des discussions, des partages d'expériences, afin de savoir comment se concrétisent et se construisent les alliances dans ces pays et dans le mouvement des femmes.

•   Avec le mouvement syndical

Développer des concertations avec les syndicats parce que, si ces derniers n'arrivent pas à relever les défis des temps nouveaux, ils pourraient être dépassés par les événements. La société civile en serait alors considérablement affaiblie.

On constate que, dans les organisations syndicales, on pratique davantage le repli pour faire face aux attaques, aux compressions, aux menaces de pertes d'emplois. L'économie solidaire, qui suppose des alliances très fortes avec le mouvement syndical, pourrait offrir une alternative à cette pratique. On constate aussi qu'une partie importance du mouvement syndical se sent menacé (du moins au Québec) non seulement par les expériences mais aussi par le concept de l'économie sociale. La clarification des concepts économie sociale / économie solidaire pourrait oxygéner ce climat.

On doit aussi compter sur nos acquis. Au Québec, et peut-être aussi dans plusieurs pays, le mouvement des femmes possède des alliés dans le mouvement syndical. Ces alliances sont le fruit de luttes importantes. En effet, il a fallu convaincre les collègues masculins de la légitimité et de l'importance politique des revendications des femmes : congés de maternité, équité salariale, hausse du salaire minimum, clauses contre le harcèlement sexuel. Il y a là une expérience de collaboration et de concertation avec des gens qui au départ n'étaient pas convaincus, loin de là ! Le mouvement des femmes possède une riche expérience de travail dans des milieux mixtes, il faut la mettre à profit.

•   Au sein des régions et entre les régions

Dans un contexte de régionalisation et de décentralisation resurgit la nécessité de créer des alliances tant au sein des régions qu'entre les régions, pour combler un besoin d'information et de documentation sur tout ce qui circule concernant l'économie sociale, pour partager les valeurs et les pratiques, pour contrer les politiques de morcellement des organismes communautaires face aux subventions gouvernementales.

Sur le terrain des ONG de coopération internationale, le ciblage de populations distinctes oppose parfois entre elles les organisations, au détriment des alliances qui sont nécessaires pour contrer les tactiques gouvernementales.

 

•   Avec les peuples autochtones

El faut développer des alliances avec les peuples autochtones au Nord comme au Sud car plusieurs de leurs pratiques s'apparentent à ce qu'on veut développer avec l'économie sociale.

•   Avec les entreprises et autres secteurs économiques

Nous devons apprendre à faire alliance avec des entreprises plus ouvertes à s'impliquer, même si c'est de façon minime, dans ce processus de développement intégral.

Ces alliances peuvent également se réaliser avec des secteurs tels (du moins au Québec) les entreprises, les institutions économiques - Caisses populaires, Fonds de solidarité FTQ, Fondaction CSN, Caisse de dépôts et de placements - le secteur coopératif (coopératives de logement, de travailleurs et de travailleuses). Mentionnons en particulier l'importance au plan local du mouvement coopératif et des Caisses populaires, certaines Caisses pouvant se montrer plus ouvertes à l'économie solidaire.

En ce sens, l'économie sociale/solidaire peut être considérée comme un processus qui permet de sortir des ghettos où sont confinés les acteurs sociaux ou économiques. Certaines ont parlé d'alliances « surnaturelles » pour signifier la nécessité de développer des liens avec des acteurs socio-économiques avec lesquels les groupes de femmes et les organisations populaires ne sont pas habituées de travailler.

Développer des liens tous azimuts

Les échanges sont organisés surtout dans l'axe Nord-Sud. H faut les déployer dans toutes les directions : Sud-Sud, Nord-Nord, par exemple entre des représentantes de pays où existe un État providence et des représentantes venant d'États qui n'y ont jamais adhéré, tels les États-Unis.

Développer la démocratie participative

Dans cette démocratie participative, il importe non seulement fortifier les organisations de la société civile mais aussi de trouver de nouvelles façons de développer des liens avec l'État, surtout avec les gouvernements locaux.

Il faut de même accélérer l'éducation populaire, qui contribue à redonner le pouvoir aux citoyens et citoyennes qui élisent les gouvernements, à faire que les groupes communautaires et les groupes de femmes deviennent de réels interlocuteurs et à bâtir les rapports de forces face au marché et face à l'État.

Gagner la bataille des réformes sociales

Le néolibéralisme ne doit pas gagner cette bataille. La Banque interaméricaine de développement, on le sait, travaille sur la question de la pauvreté et de l'exclusion et les néolibéraux tentent de prendre l'initiative. Il nous appartient de prendre l'initiative, non dans un sens de réformisme mais dans une perspective de transformation. Les femmes doivent être à l'avant garde de ces réformes.

Travailler à moyen et à long terme suppose ne pas abandonner le court terme ou la période de transition, en attendant la mise en place d'une véritable économie solidaire. D'où la nécessité de gagner des luttes telle la réforme de la fiscalité qui met en jeu le rôle solidaire de l'État. D'où la nécessité également d'exiger que l'État se tienne debout face aux grandes entreprises et qu'il les force à s'impliquer socialement.

Articuler entre elles les revendications dans une plate-forme politique

H ne peut y avoir de mouvements sociaux sans plate-forme de revendications. Et il faut protester avec des propositions. Il faut donc une plate-forme composée à la fois de revendications et de propositions. L'initiative doit être prise dès le départ et tabler sur les propositions de la société civile.

Pas de modèle !

Dans la construction de l'économie solidaire, chaque pays possède sa logique propre, sa dynamique particulière, sa culture. En ce sens, il ne saurait y avoir de modèle unique. Mais il importe d'identifier les composantes des modèles particuliers et de déceler ce qu'il est possible de partager même à travers des situations différentes. Ne pas agir avec des critères rigides, mais larges et selon des stratégies fondamentales de transformation.

Définir l'économie solidaire comme une voie vers un projet de société

L'économie solidaire, c'est une voie vers un projet plus global de société. La distinction entre économie solidaire et économie sociale permet de cheminer dans cette direction. Jusqu'ici, on n'avait pas fait de distinction entre ces deux notions, mais le séminaire a permis de mieux les comprendre, de mieux les articuler. La notion d'économie solidaire présentée par M. Ortiz se situe, malgré les multiples questions qu'elle soulève, dans la visée d'une projet de société, elle crée de l'espoir et invite à sortir de la morosité ambiante.

Ce projet de société doit promouvoir entre autres valeurs la justice, l'égalité entre les hommes et les femmes, l'équité et le changement social.

 Le concept et les expériences de l'économie sociale mettent en évidence l'importance de partir de l'humain pour définir les biens et les services. L'économie sociale inverse les règles de production et de consommation : au lieu de partir de biens produits, qui incitent à consommer, on part des besoins des personnes et des communautés. Elle remet en cause les règles de fonctionnement de la société de production et de consommation actuelle.

Changement de règles aussi au plan de la démocratie : les possédants ne peuvent plus s'arroger la définition du savoir, de la production, de la consommation puisqu'ils ont mené l'humanité dans un cul-de-sac. Il s'agit donc d'un projet centré sur les communautés, qui vise à répondre à leurs besoins et qui soit respectueux de l'environnement.

Peut-être n'existe-t-il pas encore de vision très précise d'un projet de société ; il n'existe pas non plus de modèle unique. Par contre, on peut s'identifier aux expériences de l'économie sociale qui en constituent des éléments importants. Il s'agit enfin d'un projet de société qui, à l'instar de la Marche des femmes, doit déboucher sur des revendications claires et bien articulées face à l'État, des revendications exprimées à voix haute et publiquement.

Interpeller la «science» économique

La proposition de l'économie solidaire interpelle les économistes dans leur profession même. En effet, la vision dominante de la théorie libérale ou néolibérale domine cette science mais elle ne permet pas d'apporter des solutions aux problèmes vécus par l'immense majorité des peuples de la terre. L'économie solidaire suppose pour les économistes une intense réflexion théorique, qui ne peut cependant se faire sans une connaissance pratique du terrain. Le renouveau de l'économie exige donc un va-et-vient entre la théorie et la pratique. Les économistes doivent absolument aller sur le terrain, partager leurs connaissances avec les femmes des cuisines collectives, des coopératives de production, etc. Ce faisant, ils seront davantage à même de questionner l'état actuel de la science économique et de proposer une vision autre que celle du modèle dominant.

Réaffirmer la primauté de l'éthique dans les stratégies de développement

Partons de la notion de fleur du développement22 pour proposer une évaluation qualitative du développement. Le schéma ci-contre suppose qu'un développement intégral tient compte à la fois de l'économique, du social, du politique, du culturel, de l'écologique et de l'éthique et non pas d'une seule de ces dimensions. Une fleur, pour être fleur, doit posséder toutes ses pétales.

Le schéma permet de mesurer qualitativement ces pétales selon des niveaux de développement : 1= mauvais,   2= moyen, 3= bon, 4 = très bon, 5= excellent. Un pays peut avoir 4 en économie mais 2 en social, 1 en politique, 0 en écologie et en éthique : on ne peut alors parler de véritable développement. Il serait intéressant de faire le portrait de nos localités, régions et pays à l'aide de ce schéma, pour voir la situation réelle et la situation désirée.

À l'aide de ce modèle, aucun pays au monde ne peut prétendre au développement intégral. Cela nous permet de réaffirmer que les stratégies de développement intégral et d'économie solidaire sont d'abord et avant tout des stratégies éthiques. Quel est notre modèle de vie et comment marque-t-il nos pratiques ? Voilà une question de fond.

La fleur du développement

Pondération:

1 = mauvais, 2 = régulier, 3 = bon, 4 = très bon, 5 = excellent.

 

Insister sur la reconnaissance du travail des femmes

Valoriser le travail des femmes. C'est là un point central. En ce sens, l'économie solidaire offre un espace où il est possible de reconnaître l'ensemble du travail des femmes et d'en contrecarrer la marginalisation, l'exclusion et la dévalorisation. Historiquement on a fait des gains en rémunérant une partie du travail des femmes, avec le développement du secteur public de la santé et des services sociaux, par exemple, où les femmes sont majoritaires. La reconnaissance est venue aussi de la collectivisation des services par les femmes elles-mêmes, de façon autonome (centres de femmes, maisons d'hébergement pour victimes de violence conjugale, centres d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, centres de santé de femmes, etc.). Quelles formes pourrait prendre maintenant la reconnaissance de ce qui, dans le travail des femmes, reste invisible et non rémunéré et non reconnu ? Que signifie la reconnaissance du travail ? Ces questions très importantes à débattre nous invitent à changer notre conception du travail et notre rapport au travail.

Au modèle de la fleur du développement, on doit ajouter non pas un pétale mais des flèches qui vont partout et qui pénètrent toutes les dimensions du développement : politique, social, culturel, écologique, économique, éthique. Le mouvement des femmes est toujours placé devant le même dilemme : est-ce qu'on veut un département à part ou est-ce qu'on veut être partout ? La réalité oblige toutefois à arrimer ces perspectives : il faut un département à part pour s'assurer que partout on tienne compte du point de vue et des revendications des femmes.

Pour certaines, les groupes de femmes doivent cesser de croire qu'ils ne jouent qu'un rôle social sans impact économique. Pour d'autres, il faut parler davantage de développement de l'être humain que de développement économique. Deux visions d'une même réalité...

Aussi faut-il, dans les stratégies d'action, retrouver le cœur et la raison, la créativité et l'imagination que les femmes mettent dans les initiatives locales, régionales. Un authentique projet de société humaniste doit tenir compte des initiatives des femmes et faire valoir leurs pratiques.

Dans les prochaines années, ce sont les femmes qui seront au centre des luttes pour les transformations sociales, économiques et politiques. Il nous faut donc réfléchir aux conséquences pratiques du rôle de leadership des femmes dans le monde, dans les alliances à bâtir au sein de la société civile et dans les relations avec l'État.

 

5. Trois réactions au séminaire

En quoi le séminaire vient éclairer les pratiques locales

Patricia Amat y Leon

Merci de l'invitation : le séminaire est un excellent moyen de bâtir la solidarité entre nos expériences.

Je voudrais soulever des interrogations sur les relations entre l'économie solidaire et le rôle des États dans le contexte international, dans la perspective de développer des éléments d'une plateforme de travail pour des accords et des stratégies communes.

Le concept d'économie sociale nous est plus familier et plus proche parce qu'il entretient des liens plus faciles avec les pratiques économiques et sociales des personnes et des collectivités, pratiques qui revendiquent le droit pour les communautés de prendre en main leur destin, pratiques qui se développent au sein d'une économie néolibérale qui rejette ouvertement ce droit et qui génère de l'exclusion. Mais ce potentiel de l'économie sociale, que nous reconnaissons en agissant au niveau local, nous avons plus de difficulté à le retrouver quand nous voulons penser et agir globalement.

Les tendances plus progressistes au niveau mondial se retrouvent dans la proposition des Nations Unies pour un développement humain et durable. Cette proposition suggère d'évaluer le niveau de développement des pays non seulement à partir de mesures macroéconomiques mais aussi à partir d'indicateurs sociaux susceptibles d'évaluer la qualité de vie des populations : niveau d'éducation, accès au logement, participation des femmes, etc. Elle ne remet cependant pas nécessairement en question la dynamique économique à l'œuvre dans nos pays. Par contre, comme l'a fait remarquer M. Ortiz, cette remise en question est inévitable parce que les indicateurs de l'évaluation ne peuvent pas occulter qu'il y a détérioration de la qualité de vie des populations dans les pays où sont appliqués les ajustements structurels.

De la même façon que le principe de réalité nous force à faire atterrir nos rêves sur la terre ferme, le principe de l'opportunité nous force à saisir l'occasion. Nous pouvons affirmer que l'économie de libre marché - ou plutôt de l'économie manipulée par les sociétés transnationales et soutenue par les organismes financiers multinationaux - présente des résultats désastreux, que ces mêmes organismes peuvent constater à partir de leurs propres indicateurs : chômage massif et chronique, recul des sécurités sociales, augmentation de la pauvreté. Si la situation est telle, alors cette économie ne sert à rien ; il est nécessaire de lui injecter de nouvelles valeurs, de créer une autre culture, une autre manière d'agir économiquement. On peut avancer que la solidarité constitue cette valeur, qu'elle est une pratique véhiculée non seulement entre les femmes, les organismes communautaires et les travailleurs, mais aussi entre d'autres acteurs tels les entreprises privées et l'État. Affirmer la solidarité comme valeur de base de l'économie constitue bien sûr un défi car c'est aller à contre-courant de la logique économique dominante.

 Mais nous devons agir dans cette direction, démontrer qu'il existe une nouvelle manière de partager le bien-être, faire l'inventaire de toutes ces expériences existant aux niveaux local, national, international et les opposer aux échecs humains promus par le Fonds monétaire international.

Une autre question concerne le rapport de forces qui décident des orientations. Quel est le rôle des États ? L'État est-il plus fort et plus vivant que jamais où en voie d'extinction ? La réponse tient sans doute dans le type d'État dont on parle. Du point de vue où nous sommes situés en Amérique latine, et dans le contexte de la mondialisation, c'est un méga-État soutenu par les entreprises privées et les organismes financiers internationaux qui dirigent ses politiques par l'entremise des chefs de gouvernement des États nationaux.

La force ou la faiblesse des États-nations dépend également de leurs actions. Quand un État contrôle les ressources du pays de manière verticale et qu'il met en place des mécanismes efficaces et subtiles de contrôle social, on a affaire à un État fort qui devra le demeurer pour appliquer la médecine du FMI. Un État faible ne serait pas en mesure d'assurer l'application efficace des programmes d'ajustement structurel.

Mais quand un État est orienté vers le développement des ressources de son pays, planifiant les investissements économiques et sociaux, faisant la promotion des institutions et des canaux de participation démocratique de façon à permettre à la population de s'impliquer dans les décisions politiques qui les concernent, cet État-là est en voie d'extinction. Pourtant, c'est ce type d'État qu'il faut travailler à faire prévaloir si nous voulons maintenir un niveau national de décision.

La troisième question qui découle logiquement des deux autres concerne ce que l'économie solidaire a à dire face à l'ordre économique international. Avec qui faire des alliances ? La force mobilisatrice de ceux et celles qui travaillent dans le mouvement de l'économie solidaire s'est manifestée ici pendant ce séminaire. H faut poursuivre le renforcement de nos réseaux afin de relier nos expériences locales, notre action locale et les propositions globales, propositions qui renforcent notre droit et notre volonté de contrôler nos vies.

 

Malika Kna

Mes impressions après ces deux jours de séminaire m'amènent à considérer que l'économie sociale est prometteuse d'un avenir d'équité et de justice, fondé sur le bien-être et sur le fait que l'être humain est au centre de la problématique de développement, où la qualité l'emporte sur la quantité dans la lutte contre la pauvreté et l'exclusion. Les femmes ne peuvent qu'adhérer à ce projet de société parce qu'elles sont plus sensibles aux injustices, aux insécurités et aux inégalités.

Cependant, pour consolider cette économie sociale, il faut mettre le doigt sur la plaie et en soulever les problèmes. Le concept de l'économie sociale est un concept nouveau, en émergence. En ce sens, il soulève plus de questions que de réponses. Par exemple, un des défis majeurs de l'économie sociale consiste à savoir comment faire adhérer des acteurs économiques, notamment les entreprises, habitués au gain maximal, à une autre logique totalement étrangère à la leur, une logique où la dimension humaine, qualitative, est au centre du modèle de développement.

L'économie sociale est en fait une réponse, une réaction à des situations de crise, de pauvreté et d'injustice. Par conséquent, elle est fondée davantage sur des réalités particulières et spécifiques à chaque pays ; il faut donc parler d'une pluralité de modèles. Si on adopte le concept de modèle, il y a plusieurs façons d'agir qui peuvent donner différentes appréciations de l'économie sociale en fonction de situations spécifiques à chaque pays. Il faudra confronter les expériences, faire un échange à partir de pratiques réelles sur le terrain et chercher les points communs pour en arriver à construire un modèle une fois que tous les paramètres qui entrent en jeu auront été bien définis.

 

Suzanne Loiselle

Le Séminaire constitue un espace critique qui permet de continuer à réfléchir sur les enjeux, les débats, les alternatives. C'est une chance unique de pouvoir se réunir et se demander dans quel sens va la planète.

Nous ne sommes pas seules à brasser ces questions. Beaucoup, de différents lieux (syndicats, organisations populaires et communautaires, groupes de solidarité internationale, organismes de coopérations internationale, gens du Sud, gens du Nord) réfléchissent sur les mêmes questions. Cela nous oblige à relever le défi de faire les choses au pluriel. Comment penser le monde de façon plurielle ? Comment critiquer et analyser les enjeux de façon plurielle ? Et surtout comment ouvrir des lieux de résistance de façon plurielle en tenant compte des sociétés qui sont différentes et des cultures différentes ?

Autre remarque : c'est un chantier ouvert où l'on se retrouve avec plus de questions que de réponses. On fait face à des situations différentes, à l'urgence de bâtir des outils qui regardent la réalité sociale, économique, politique, culturelle de façon différente. Ce chantier ouvert nous amène également à relever le défi de bâtir des réseaux ensemble.

Facile à dire, pas facile à faire ! Bâtir des alliances, des concertations avec les syndicats, les organisations populaires, etc., c'est un chantier au jour le jour, un labeur quotidien. Il est parfois plus facile de faire des alliances avec des gens du Sud qu'avec des gens de nos propres réseaux !

Mais c'est aussi une chance unique de faire ce qu'on fait, même si le chantier de la pensée critique est très inconfortable. Je pense à la conférence de Ricardo Petrella intitulée Mondialisation, exclusion sociale et citoyenneté, qui nous rappelait que la mondialisation va se poursuivre au moins une quinzaine d'années encore, mais qui nous invitait à l'espoir à moyen et long terme. L'émergence des sociétés civiles avec toutes leurs organisations constitue cet espoir de bâtir un projet social qui tient compte des masses exclues, et qui est basé sur les valeurs évoquées pendant ce Séminaire.

Les conférences internationales (sur les populations, sur l'environnement à Rio, sur les femmes à Beijing, sur le développement social à Copenhague) sont criticables à bien des égards ; elles n'en constituent pas moins des victoires des organisations de la société civile. Il y a actuellement 15 000 organisations civiles à travers le monde qui s'affairent sur différents enjeux sociaux. Les groupes présents au Séminaire font partie de ces réseaux. Comment ces milliers d'organisations vont-elles se parler pour faire face à la mondialisation ?

Je vous donne rendez-vous au festival de jazz, simplement pour dire que les enjeux multiculturels se passent non seulement autour d'une table de séminaire mais aussi dans d'autres espaces qu'il importe de fréquenter... !

6. Les suites du séminaire

En introduction aux suites...

Lorraine Guay

Si la citoyenneté est vue sur le monde et vœu pour le monde23, les participantes à ce séminaire viennent de faire un exercice de citoyenneté fantastique, parce que la vue sur le monde que nous nous sommes donnée collectivement a permis de mieux le comprendre, avec la collaboration de chacune des femmes présentes et d'Humberto Ortiz. Et notre vœu pour le monde vient de ce que le projet d'économie solidaire contient un potentiel rassembleur.

Le Séminaire est dynamisant, il s'élève contre le défaitisme et le cynisme ambiants. Une sorte d'énergie se dégage des propos, non pas une innocence bête, ni une naïveté, mais une énergie qui vient du partage des expériences respectives des participantes, de l'échange, de la solidarité vécue à travers à la fois la prise de la parole et l'écoute de l'autre. On se souviendra de Domitila de Chungara qui avait écrit Si on me donne la parole pour témoigner que la vie naît aussi de la prise de la parole. Je suis toujours frappée de l'énergie dont font preuve les milieux qu'on dit pauvres, exploités et défavorisés dans les pays développés comme dans ceux qu'on dit sous-développés. Jean Ziegler appelle cela la victoire des vaincus et il rappelle que (...) les hommes au ventre creux, qui ont livré depuis des siècles les matières premières dont se sont enrichis l'Occident et le Nord, conservent encore, au fond du dénuement, un trésor de symboles propres à expliquer et à commander la vie24. C'est une richesse énorme mais qui n'est évidemment pas calculée dans le produit intérieur brut ! ! ! C'est une richesse qui nous mobilise. Si nous sommes condamnées à l'espoir, quelle merveilleuse condamnation !

Le séminaire permet également de lutter contre l'illusion qu'il suffit de remplacer un système ou un gouvernement par un autre - aussi bien intentionné soit-il, aussi parfait soit-il - pour que ce soit le bonheur total. Les expériences révolutionnaires nous ont appris qu'il fallait renoncer non pas à la nécessité de changer les choses, mais au mythe de l'instauration d'un État parfait. Les expériences de l'Union soviétique, de l'Algérie, du Nicaragua et de tant d'autres nous enseignent qu'on ne peut faire l'économie de la lutte constante contre les formes d'exclusion, d'oppression, de marginalisation, de discrimination qui resurgissent et en particulier pour les femmes.  Il faut que la société civile exerce une vigilance constante et se donne la capacité de réagir.

Tous les débats sur l'économie m'ont confortée dans la conviction qu'il faut hâter la transformation vers une économie plurielle qui, aux côtés du marché et de sa logique, protège la sphère de l'économie d'utilité sociale, respecte les impératifs du développement durable, introduise de nouveaux modes de distribution des richesses créées par les technologies ; et qu'il faut arbitrer cette économie avec marché et non de marché, à l'aide de pouvoirs publics fermes et insoupçonnables25 Cela, en fonction des exigences éthiques et de la solidarité, deux impératifs placés au cœur de ce séminaire.

Six suggestions concrètes pour assurer la poursuite des travaux du séminaire

1. Le réseautage

Trois éléments sont à prendre en considération dans ce réseautage :

Toutes les participantes ont manifesté leur accord avec la création de réseaux d'échanges et de partage d'expériences. Certaines ont suggéré d'utiliser la technologie INTERNET pour faciliter les communications.

À inclure :

Réseau des femmes utilisant le français comme langue de travail

a/s Thérèse LeBlanc,

1265, rue Berri, bureau 340

Montréal QC H2L4X4

844-3674

téléc. : 844-1598

courr. électr. : cdeacf@cam.org

2. Les événements à venir susceptibles de nourrir nos réflexions et nos échanges Au Québec

Au Pérou

Rencontre internationale organisée par le groupe «Mujer et ajuste» en octobre 1997 à Lima

Mujer y ajuste voudrait constituer un réseau pour débattre des ajustements structurels et des solutions de rechange proposées par les femmes. Il est en contact avec des groupes similaires au Chili, au Mexique, en Colombie. Il développe des liens avec le Nicaragua et la Bolivie. Mujer y ajuste projette pour l'an prochain une rencontre internationale de tous ces groupes.

À la suite du présent séminaire, on pourrait penser à travailler une proposition continentale compte tenu que le Mexique participe à l'ALÉNA. Invitation est faite d'envoyer une délégation du Québec à cette rencontre.

Tournée de six femmes Québécoises et autochtones

Six femmes d'ici vont partir en tournée dans six pays d'Amérique latine : Mexique, Nicaragua, Guatemala, Chili, Bolivie, Pérou. La tournée est organisée par CUSO en collaboration avec Mujer et ajuste.

Deux thèmes seront travaillés : économie solidaire, violence familiale et domestique.

Deux de ces femmes viennent de la Fédération des femmes autochtones. Elles vont participer à l'Atelier continental des femmes autochtones qui aura lieu en juillet 1997au Guatemala. Cela permettra le développement de liens, tel que souhaité durant le séminaire.

Par ailleurs, Mujer y Ajuste organise trois ateliers au Pérou dans trois régions différentes d'ici Noël sur l'économie solidaire et en particulier sur les revenus des femmes et leur participation aux gouvernements locaux. On voudrait que l'arrivée des femmes québécoises et autochtones coïncide avec le premier atelier à Lima. Un des objectifs est d'appuyer la formation de réseaux.

Symposium  international sur l'économie solidaire  en juillet  1997 à  Lima  au  Pérou.

Un groupe d'économie solidaire dont font partie Raymonde Leblanc et Humberto Ortiz organise un Symposium international en juillet 1997 à Lima, au Pérou. Ce groupe est en lien avec Louis Favreau (professeur à l'Université du Québec à Hull) et avec le Comité organisateur du présent séminaire.

Objectifs : faire le point sur l'économie solidaire dans le monde ; proposer l'organisation de réseaux et d'échanges commerciaux alternatifs. Seront invités des représentants d'expériences d'Europe (coopérative de Mondragon, en Espagne), du Chili, du Brésil et de Bolivie.

3. Une École d'été internationale

Accord unanime et enthousiaste des participantes qui voient dans cette initiative un moyen privilégié de débattre en profondeur de l'économie solidaire et du rôle des femmes, de sortir de l'événementiel et du ponctuel, et de travailler sur le long terme.

Suggestions de contenu

Suggestions de processus

Suggestions quant à la forme

4. Profiter des événements internationaux

telles les conférences de l'ONU, toujours accompagnées de conférences parallèles. De même les accords commerciaux, tels le GATT, l'ALÉNA, la CEE, etc. pourraient donner lieux à des propositions alternatives, des ALÉNA alternatifs où nous pourrions mettre de l'avant notre plate-forme de revendications économiques, politiques, sociales, culturelles, telle la fleur du développement. Ces espaces existent déjà ; avec un réseau, il serait peut-être possible d'y intervenir efficacement.

 

Il existe déjà des outils pour intervenir dans les grands événements mondiaux :

Attention de ne pas réinventer la roue... ! ! !

5. Utiliser le Centre de documentation

Nous possédons déjà (au Québec) un outil précieux pour faire circuler l'information. Nous demandons aux participantes de nous faire parvenir toute la documentation susceptible de nourrir les débats et nous invitons les femmes d'ailleurs à se servir de ce centre.

Centre de documentation, éducation aux adultes et condition féminine

1265, rue Berri, bureau 340

Montréal, Qc

H2L4X4

Tel: 844-3674

Télécopieur: 844-1598

Courrier électronique: cdeacf@cam.org

6. Marche internationale des femmes de l'an 2000

en se basant sur l'expérience de la Marche Du pain et des roses mais pas seulement sur cette expérience. À Beijing, nous avons appris que plusieurs expériences fort intéressantes avaient été réalisées qui pourraient inspirer cette marche du tournant du siècle pour mettre de l'avant un monde plus solidaire. Cette proposition n'a pas été débattue.

Ces pistes vont nourrir le comité de suivi du séminaire composé des membres du Québec et des invitées de l'extérieur (on n'a pas encore trouvé le mot politically correct).

Mot de la fin

Suzanne Guay SUCO

Vous me permettrez, au nom du comité de suivi du Séminaire, non pas de tenter une synthèse, mais bien de nous remercier chaleureusement de notre participation que je qualifierais non seulement d'activé mais d'«engagée», de notre participation non seulement au Séminaire mais surtout à l'élargissement et à la consolidation d'un mouvement qui est porteur d'un nouveau projet de société qui prend forme et se structure davantage de jour en jour. Pourquoi ?

Parce que nous prenons le temps de réfléchir à partir de nos pratiques respectives qui sont aussi riches que diversifiées ;

Parce que nous constatons que ces pratiques ne se réduisent pas à la simple « gestion de la misère ou de la pauvreté », mais qu'elles sont porteuses de visions nouvelles, d'espoir, d'expérimentation concrète de nouvelles formes de démocratie et de solidarité;

Parce que, de jour en jour, nous luttons pour briser l'isolement et l'exclusion orchestrées par le néolibéralisme ; nous construisons déjà des alliances;

Parce que nous comprenons l'importance d'une réflexion et d'une action concertées du mouvement des femmes à l'échelle du monde ;

Parce que la marche des femmes se poursuit de jour en jour par le travail pratique et politique quotidien de milliers de femmes à travers le monde;

Parce que, de jour en jour, nous travaillons à construire, par nos actions et notre réflexion, un projet de société dont les fondements reposent sur la solidarité locale, régionale, nationale et internationale, d'un projet de société dont le développement et le mieux-être des personnes et des collectivités en sont les seuls objectifs.

La construction de cette solidarité internationale est un défi de taille, qui s'adresse à chacune de nous, d'ici et d'ailleurs, et c'est à la construction de cette solidarité internationale que les ONG d'éducation et de coopération, membres du comité de suivi, entendent travailler afin d'être non seulement des facilitatrices mais également partie prenante de ce projet.

« Ce n'est qu'un au revoir », oui, nous nous reverrons, ce n'est qu'une question de temps. Il n'est plus question de revenir en arrière, d'attendre le prochain événement national ou international. Les liens sont créés, il faut les aimer, les entretenir, les consolider, les multiplier.

Merci à Céline Martin pour son animation durant ces trois jours.

Je nous souhaite du pain et des roses pour changer les choses mais attention, guettons les ghettos, nous sommes égaux et avant de prendre un souffle, une pause, nous voulons remettre à chacune un souvenir de votre participation.

Merci.

Les personnes ressources du Séminaire

Humberto Ortiz, économiste péruvien.

Il travaille au SEA (Services éducatifs El Agustino) À mi-temps: appui aux entreprises solidaires et au plan de développement local. Il est aussi coordonnateur de FAENA, un ONG qui appui des entreprises autogérées, dont principalement un réseau de petites boulangeries, les cuisines populaires dans les ateliers productifs et la Fédération métropolitaine des cuisines populaires de Li-ma/Callao. Il est également collaborateur au CEAS (Commission épiscopale d'action sociale) qui gère le Fonds micro-projets pour de petites expériences d'économie solidaire au niveau national sur les plans urbain et rural. Actuellement, il travaille dans le domaine du « Dialogue intersectoriel)».

Raymonde Leblanc, économiste québécoise, coopérante CUSO au Pérou. Elle est adjointe à la programmation au bureau de CUSO-PÉROU et membre de «Mujer y Ajuste», coalition péruvienne fondée en 1991 qui s'intéresse de près aux répercussions de l'ajustement structurel sur la vie des femmes. Au Québec, elle travaillait au Service de la recherche de la CSN, elle était membre du Comité de la condition féminine-CSN et présidente de la section québécoise du Comité d'action sur le statut de la femme.

Nous aimerions souligner le rôle majeur de Humberto Ortiz et de Raymonde Leblanc comme personnes ressources lors du Séminaire.

Lorraine Guay, personne ressource sur la question de l'économie sociale. Elle travaille au Regroupement québécois pour les ressources alternatives en santé mentale. Elle est membre du Comité d'orientation et de concertation sur l'économie sociale et co-auteure du document «Entre l'esprit et le doute ».

Sylvie Paquerôt, politicologue québécoise.

Elle est conseillère au Service de la recherche du Syndicat de la fonction publique et membre du conseil d'administration de la Ligue des droits et libertés

Marie-Hélène Méthé, coordonnatrice de la Maison des femmes des Bois-Francs.

Elle est membre du comité régional sur l'économie sociale de la Mauricie-Bois-Francs.  Depuis 1996, elle est conseillère au Chantier sur l'économie sociale.

Malika Kna, économiste marocaine.

Elle prépare un doctorat d'État sur le travail féminin et elle est membre et trésorière de l'Association marocaine des droits des femmes (ANMF).

Miriam Sow, économiste sénégalaise.

Elle est spécialiste des politiques commerciales et financières en Afrique de l'Ouest secteur informel, intégration des marchés financiers formels et informels, femmes, entreprises et politiques économiques.

 Alma Gabriela Rivera Camacho, intervenante mexicaine.

Elle est membre de la Commission de coordination du Réseau latino-américain du commerce communautaire (RELACC) et formatrice pour l'organisation de groupes de femmes impliquées plus particulièrement dans la commercialisation de leur production.

Farida Akther, économiste du Bangladesh.

Elle est directrice de « Ubining », organisme de recherche pour le développement de politiques alternatives et de défense des droits. Elle est également directrice de la première maison d'édition et librairie féministe au Bangladesh ainsi qu'éditrice d'un périodique mensuel « The People's perspective ».

Claudia Acevedo, intervenante guatémaltèque.

Elle est coordonnatrice de l'association de « Desarrollo Integral » (ADI), une Organisation qui travaille à des projets de formation et de génération de revenus auprès de vingt communautés autochtones.

Siby Aïssata Keïta, intervenante malienne.

Elle est coordonnatrice du volet « Promotion féminine » du projet SENKATE de l'OGES, une Organisation non gouvernementale nationale en environnement. Elle est responsable de la supervision et du suivi des activités d'épargne et de crédit dans cinq villages de la région de Mopti.

Olga Maria Espinoza Baquedano, intervenante nicaraguayenne.

Elle est fondatrice et coordonnatrice du « Comité de Mujeres Rurales » de la région de Leon qui regroupe quinze collectifs de femmes productrices.

Patricia Amat Y Leon, sociologue péruvienne.

Elle est coordonnatrice du groupe « Filomena Tomaira Pacsi », un collectif de femmes travaillant auprès de femmes du secteur minier. Elle est actuellement coordonnatrice de la coalition « Mujer y Ajuste ».

Remerciement particulier aux organismes qui ont soutenu financièrement le séminaire

Alternatives, CEQ, Comité québécois femmes et développement, CSN, CUSO-Québec, Développement et paix, Entraide Missionnaire, FIIQ, Interpares, Intersydicale, Cabinet du Ministre Guy Chevrette, Cabinet de la Ministre Louise Harel, Cabinet du Ministre Bernard Landry, Oxfam-Québec, Patricia Leahy, Pères Capucins, SCCUQ-UQAM, SEOM, SEUQAM, SFPQ, SPGQ, SPUQ, SUCO, Syndicat des employé-e-s de SUCO.

Notes

1  Voir Annexe I, II et III
2 Ortiz, H. Économie solidaire, participation et développement local, Dial, 16-31 décembre 1995.
3 La synergie dialectique, un concept issu des sciences physiques et rapatrié par la théorie du développement humain, réfère à la force multiplicatrice : on la rencontre dans les molécules en physique, où l'on constate qu'il existe certaines relations entre les atomes générant soit des forces qui s'additionnent soit des forces qui se multiplient.
4 On peut se procurer ce document dans sa version originale espagnole en s'adressant à CUSO-Québec.
5 Groupe de Lisbonne (1995) Limites à la compétitivité: vers un nouveau contrat social, Boréal, Montréal.
6 Le Devoir, 9 juin 1996
7 Le Devoir, 10 juin 1996
8 SABOURIN, C. professeure à l'Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. Texte non publié ayant servi à l'élaboration du projet de formation L'économie sociale du point de vue des femmes. Projet conjoint Relais-Femmes, FFQ, R des Centres de femmes du Québec, Service aux collectivités de l'UQAM, décembre 1995.
9 ROUSTANG, G., LAVILLE, M., EME, B., MOTHE, D., PERRET, B. (1996) Vers un nouveau contrat social. Desclée de Brouwer, Paris, 146 p.
10 Conseil des Affaires sociales (1989), Deux Québec dans un : rapport sur le développement social et démographique, Gouvernement du Québec.
11 Le Monde diplomatique novembre 95, Manière de Voir n° 28.
12 Foglia, P. Vroum vroum, v'là le facteur, La Presse, 8 juin 1996.
13 Ursula Franklin (1995) Le nouvel ordre technologique, Bellarmin, Montréal.
14 Julien, C. (1994) Culture : de la fascination au mépris, Fides, Les grandes conférences.
15 BELLEAU, J. (1995) Économie sociale : quelques éléments de réflexion ou une autre version de « Môman travaille pas, à trop d'ouvrage ». Texte disponible à l'R des Centres de femmes du Québec.
16 GUYON, L., SIMARD, R., NADEAU, L. (1981) Va te faire soigner, t'es malade. Montréal-Paris, Stanké.
17 Table de concertation nationale de la Marche des femmes contre la pauvreté, 1996.
18 Table de concertation nationale de la Marche des femmes contre la pauvreté, 1996.
19 Comité régional d'économie sociale chargé d'étudier les projets d'économie sociale et de faire des recommandations quant à leur financement. Quatre représentantes des groupes de femmes y siègent obligatoirement.
20 Comité d'orientation et de concertation sur l'économie sociale (1996) Entre l'espoir et le doute.
21 ALÉNA: Accord de libre-échange nord-américain, conclu entre le Canada, les États-Unis et le Mexique.
22 À partir des travaux de Denis Goulet
23 Paul Thibault, Le Monde diplomatique, mars 1996.
24 Ziegler, J. (1988), La victoire des vaincus: oppression et résistance culturelle, Seuil, Paris.
25 Robin, Jacques (1994), «La troisième vague», dans Transversales Sciences/Culture n° 30 Novembre-Décembre 1994.
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