L'ÉDUCATION DES ADULTES

ET LE CONCEPT DE L'ÉDUCATION PERMANENTE

L'Institut Canadien d'Education des Adultes (ICEA) offre aujourd'hui a ses membres et à toute personne engagée dans un processus de réflexion et de recherche, sur l'un ou l'autre aspect de l'éducation des adultes, la première d'une nouvelle série.

Publiée environ quatre fois l'an, PIECE AU DOSSIER se donne pour but de faire connaître des contributions extrêmement enrichissantes, souvent réservées à de petits cénacles ou encore reléguées dans l'ombre, parce que peu accessibles à de nombreux lecteurs. PIECE AU DOSSIER se veut aussi un instrument de travail à l'usage de tous les groupes intéressés à approfondir, en commun, une question particulière ou un ensemble de problèmes. Pour ce faire l'ICEA mettra chaque fois a la disposition des gens concernés et sur demande, des quantités suffisantes de documents.

C'est un ami de longue date, hautement qualifié, Paul Lengrand, qui nous fait l'honneur d'ouvrir le dossier "L'EDUCATION DES ADULTES ET LE CONCEPT DE L'EDUCATION PERMANENTE" , dossier qui pourra être complété au fil du temps, selon le développement de la pensée. Nous le remercions vivement de sa collaboration.

Madeleine Joubert, Directeur général de l'ICEA.

QUELQUES NOTES BIOGRAPHIQUES

PAUL LENGRAND

Licencié es-lettres

Diplôme d'études supérieures (Sorbonne)

Activités professionnelles:

  • Inspecteur de l'éducation populaire du département de l'Isère 1944-1946
  • Assistant-Professor of Romance language Université McGill, Montréal, 1946-1948
  • Spécialiste du programme de l'éducation des adultes Unesco depuis 1948 Chef de la section depuis 1957
  • Missions d'expert de longue durée:
  • Sicile: janvier novembre 1953
  • Mise au point d'un programme d'éducation audio-visuelle pour le gouvernement sicilien
  • Sardaigne: 1958-1960
  • Responsable des programmes d'éducation des adultes du projet global de développement de la Sardaigne
  • Congo-Léopoldville: janvier mars 1962
  • Elaboration d'un plan général de développement de l'éducation des adultes
  • Directeur de la nouvelle division de l'éducation permanente à l'Unesco, depuis 1969

Publications entre autres:

  • L'Education permanente (éditions Peuple et Culture)et de nombreux articles et conférences sur l'éducation des adultes, la culture populaire et l'éducation permanente
  • L'entraînement mental: manuel de formation intellectuelle (Peuple et Culture, 1946)

L'ÉDUCATION DES ADULTES ET LE CONCEPT DE L'ÉDUCATION PERMANENTE

Si je comprends bien vos intentions, nous allons essayer aujourd'hui de voir ensemble un peu plus clair dans ce concept de l'éducation permanente qui, en effet, présente pour nous tous une certaine confusion. Je me propose donc de vous présenter un certain nombre d'hypothèses et de suggestions à partir desquelles nous pourrons discuter.

Le terme "éducation permanente" recouvre des données souvent assez différentes. Parfois l'éducation permanente se réfère purement et simplement au domaine professionnel. Lorsqu'on analyse certains programmes qui reçoivent le nom d'éducation permanente, on s'aperçoit qu'il s'agit presque exclusivement ou de préparation à des métiers ou plus précisément de recyclage professionnel. Les informations dont je dispose me conduisent à penser que dans certains des programmes qui sont ici en cours de réalisation, éducation permanente signifie l'éducation des adultes dans un sens un peu plus élargi que la qualification professionnelle, mais cependant ne couvrant pas tout l'ensemble des dimensions de la personnalité. Puis, de plus en plus fréquemment, l'éducation permanente s'applique à toute une série de nouvelles préoccupations, de nouvelles recherches, de nouvelles réalisations aussi, qui ne sont pas synonymes de l'éducation des adultes, ni encore moins de la qualification professionnelle, mais qui traduisent le désir de susciter ce qu'on pourrait appeler d'une manière un peu ambitieuse un nouvel ordre éducatif, par opposition a ce qu'on pourrait nommer un désordre éducatif.

Ce sont là quelques éléments sur lesquels je crois, en effet, qu'il serait utile de porter notre attention. Car l'éducation permanente à ce niveau actuel de la réflexion et de l'action est une notion très complexe que l'on n'aura sans doute pas intérêt à simplifier trop rapidement. Les différentes composantes mentionnées ci-dessus ont toutes leur place dans le concept, mais il faudrait, me semble-t-il, les hiérarchiser, les situer exactement les unes par rapport aux autres. Une première acception de ce terme, celle qui est peut-être la plus répandue, qui se présente immédiatement à l'esprit et inspire déjà de nombreuses actions en de nombreux pays, c'est la notion que. l'éducation de l'homme ne se termine pas avec la fin de la scolarité, que ce soit au niveau primaire ou secondaire, ni même avec l'enseignement poussé au niveau universitaire, mais qu'elle continue pendant toute la vie. C'est une interprétation du processus éducatif qui est désormais assez généralement acceptée et dont on trouve l'incarnation dans l'éducation des adultes.

Il y a donc une tendance naturelle à utiliser l'éducation permanente comme un nom nouveau pour un domaine d'action qui a déjà une solide tradition, celui de l'éducation des adultes. On peut y reconnaître cependant dans ce contexte particulier un élément qui est moins traditionnel, qui a son originalité et qui présente l'avantage de marquer ses distances a l'égard d'une conception étroite de l'éducation des adultes qui voudrait limiter son rôle à réparer les insuffisances de l'éducation première. Par là l'éducation des adultes rejoint dans une certaine mesure les thèses et les pratiques de la culture populaire et de l'éducation populaire.. Lorsqu'on emploie ce terme "éducation permanente" on a bien l'intention de montrer qu'il ne s'agit pas seulement de reprendre ce que l'éducation première n'a pas été capable de vous apporter, mais, bien au delà, de poursuivre le processus éducatif pendant toute la vie. On insiste par là sur l'aspect dynamique de ce processus de l'éducation qui, d'une part, s'efforce de satisfaire les exigences profondes de la personnalité humaine dans son développement et sa progression et, d'autre part, vise à répondre aux demandes de plus en plus pressantes du monde en transformation. Chacun voit clairement aujourd'hui que la vie des individus, la vie des sociétés et la vie des peuples ne peuvent se satisfaire d'un niveau donné d'éducation, puisque les structures du monde sont en constante, modification et que les acquisitions antérieures ne sont pas de nature à. répondre aux sollicitations nouvelles.

C'est là la première acception de l'éducation permanente; mais, répétons-le, c'est une conception restreinte et limitée de cette notion. A présent, dans beaucoup de milieux, et notamment à l'Unesco, on cherche dans de nouvelles directions.

S'il est vrai que l'homme pendant toute sa vie peut et doit continuer à s'instruire, à se former, à se qualifier, à progresser dans l'ordre intellectuel, dans l'ordre sensible, dans l'ordre moral, dans ses relations avec autrui et avec la société prise dans son ensemble, si des structures d'éducation des adultes se développent assez nombreuses pour l'aider dans cet effort, il s'ensuit que tout l'ensemble de la pensée éducative et du processus éducatif doivent en être .modifiés. Il apparaît clairement qu'on ne peut pas maintenir l'éducation telle qu'elle était autrefois pensée et telle qu'elle était pratiquée, si les conditions même de cette éducation sont changées. Si et lorsque l'être humain se trouvé pendant toute sa vie dans un processus d'éducation ininterrompu, cela signifie . inévitablement que l'éducation telle qu'elle est généralement mise en oeuvre, surtout au niveau de l'enfant et de l'adolescent, doit être modifiée dans ses fondements et son fonctionnement. Quel était en effet l'objectif fondamental de l'éducation aux niveaux primaire, secondaire et universitaire? Cet objectif était imposé par la division traditionnelle et bien établie de la vie en deux périodes: une période de préparation à la vie et une période d'action.

Dans les sociétés primitives, la formation se fait par le milieu, par l'action des anciens, de ceux qui disposent du savoir et maîtrisent les techniques. Cette période de préparation prend fin à un moment donné de la vie qui est la période d'initiation. Une fois l''initiation accomplie, l'être humain est projeté dans un âge nouveau qui est l'âge adulte où il n'a plus qu'à s'y installer.

Dans nos sociétés, on a élaboré des rites de passage du même ordre, ce sont les examens et les diplômes. Ce sont eux qui mettent fin à un âge de l'existence, l'âge de préparation à la vie. Une fois l'examen final passé, à 3.5, 20 ou 25 ans selon les circonstances, l'homme était considéré comme équipé; il disposait du bagage intellectuel, de références, des termes, des comportements, des habitudes et des coutumes qui lui permettaient de jouer dans la société des adultes un rôle qui convenait, vaille que vaille, à ses capacités et à son statut social.

La vie était donc divisée en deux parties et le but de l'éducation première était d'équiper pour le restant de l'existence le futur adulte de tout ce dont il aurait besoin pendant le restant de sa vie pour jouer les rôles qui lui étaient attribués. , En conséquence, toute . l'éducation était mobilisée pour remplir le crâne des enfants des notions les plus abondantes possibles. Pendant toute la suite de ses jours, il devait tirer de ce capital qui avait été accumulé dans les différentes structures de son être, les références, les habitudes et les pratiques dont il avait besoin pour mener une vie convenable. Si au contraire il n'y a plus de terme, si on considère que pendant toute l'existence, l'homme peut et doit continuer à se former et à s'instruire, alors il n'y a plus de raison de charger sa cervelle pendant son enfance. Il n'y a plus de justification pour une telle opération: premièrement les connaissances accumulées seront souvent démodées après quelques années, n'auront plus aucune espèce de valeur. Il faudra qu'il modifie son savoir, étant donné que le monde actuellement évolue d'une façon tellement rapide qu'en l'espace de trois ou quatre ans, ce qui était considéré comme une connaissance assurée se trouve au contraire dépassé par les réalités. Les exemples de cette situation abondent aussi bien dans le domaine général de la connaissance scientifique que dans celui des techniques et des pratiques. Même si c'était possible d'assurer une accumulation de savoir, ce serait inutile puisque pendant tout le restant de sa vie, l'être humain aura la possibilité de se former, de s'instruire et d'aller aux sources d'information.

Dans cette perspective, le rôle de l'école est radicalement modifié. Elle cesse d'être une machine à remplir les cervelles, mais remplit aussi efficacement que possible la période préalable à la vraie éducation. Dans un système harmonieux d'éducation permanente, l'éducation au sens plein commence au delà de l'âge scolaire, après l'âge de l'université, lorsque l'homme devient le sujet de sa propre éducation et qu'il dispose des motivations nécessaires pour continuer à s'instruire et à se former. Si l'éducation des adultes atteint les dimensions souhaitables, l'éducation première intervient comme un prélude et non plus comme la période dans laquelle doit s'effectuer le principal du travail éducatif. Dès lors naturellement, tout le travail de l'enseignant et le contenu des programmes peuvent changer de nature. Il ne s'agit plus tellement par exemple d'enseigner des matières,mais d'équiper le futur adulte des instruments d'expression et de communication dont il aura besoin pendant toute sa vie. L'accent devra être mis par exemple sur la maîtrise du langage, le développement des capacités d'attention et d'observation, sur l'aptitude à se documenter (comment on se documente, où on va se documenter) et sur l'habitude de travailler en équipe. C'est la mise au point de ces structures qui l'aidera à mener ce travail de vraie éducation, dirigée vers lui-même, qui définit un mode adulte de vie. A ce moment, l'éducation permanente apparaît comme un effort pour repenser l'ensemble des structures éducatives et la succession dans le temps des différentes étapes de l'éducation. L'existence même d'une éducation des adultes ample et vigoureuse devra retentir sur toute la pensée et la pratique éducatives, d'abord sur l'université, puis sur l'école secondaire, puis sur l'école primaire et avant cela sur la famille et sur le milieu où cet effort éducatif se trouve inséré.

C'est une deuxième interprétation de 1'éducation permanente qui, semble-t-il, correspond beaucoup mieux à la nature même de ce concept. A partir de là, l'ensemble des éducateurs et en premier lieu ceux qui ont affaire avec les adultes, sont entraînés à repenser, avec toute la vigueur et toute l'audace nécessaires quels sont les modes d'instruction et de formation qui conviennent aujourd'hui à tout individu depuis sa naissance jusqu'aux derniers jours de sa vie, et cela à travers les différentes étapes de son existence, dans une espèce de continuum logique et cohérent, où les âges se succèdent avec leur contenu, leur physionomie propres et leur pleine signification. En effet chacune des périodes que nous vivons a cette double caractéristique d'être en même temps un moment de la vie original, .irremplaçable et une préparation pour les moments qui suivent. Chaque période de la vie a ce caractère ambivalent: pas seulement l'enfance, mais aussi l'adolescence, mais aussi les premiers moments de l'âge adulte, mais aussi la maturité et les périodes qui à la fois mettent un terme et apportent une conclusion à l'existence. Chacun de ces moments, chacune de ces phases doivent être vécus intensément. Chaque période devrait apporter à l'être humain son contingent d'expériences, de plaisirs, de satisfactions et constituer une étape sur le long processus par lequel l'homme découvre la vérité de son être, grâce à une série de révélations. Et c'est dans la mesure où une période de la vie est vécue pleinement que l'individu se trouve préparé pour les autres périodes de sa vie. Il ne lui convient pas de se comporter comme s'il était en sursis d'une période ultérieure (ce qui constitue d'ailleurs une espèce de tromperie pour l'individu), Or, c'est ce qui arrive le plus souvent à l'enfant et à l'adolescent. L'éducation telle qu'elle se manifeste les brime, les limite dans leur essort et leurs dimensions, les empêche de vivre leur âge. Ils sont détournés d'assumer la période de la vie où ils se trouvent. Cette amère expérience suscite et développe une relation négative avec l'éducation qui, loin de leur paraître une source de joie et de réalisation personnelle, signifie pour eux une limitation de l'être. Dans le système éducatif, ils se sentent souvent comme dans une prison. Comment dans ces conditions ne pas aspirer et ne pas travailler à un renouvellement de la pensée et de l'action éducative. Une interprétation plus juste du déroulement de la vie dans ses différentes périodes introduit à une notion plus étendue et approfondie de l'éducation permanente qui dépasse l'éducation des adultes. Et pourtant, elle est toujours appelée à occuper une place centrale et à jouer un rôle décisif dans l'éducation permanente; en effet,sans la présence d'une éducation des adultes vivante et vigoureuse, on ne pourrait penser à introduire les réformes décisives de l'éducation première. Tout est lié, d'une manière organique. .Sans une éducation des adultes riche de ressources et de possibilités couvrant l'ensemble des aspects de la personnalité, on ne peut entreprendre une sérieuse réforme de l'éducation et, réciproquement, une vraie réforme de l'éducation première doit normalement déboucher sur une éducation des adultes.

Voici maintenant d'autres aspects de l'éducation permanente qui, tout en étant moins fondamentaux, doivent également être pris en considération. Ce sont les conséquences inévitables de l'acceptation de ce principe d'une éducation continuée pendant toute la vie et répondant aux exigences successives des différents âges de la vie. En premier lieu on ne peut raisonnablement parler d'un âge de l'éducation, mais l'éducation si on y pense bien est une manière de vivre, une manière d'être au monde et, plus spécifiquement, une manière d'être éveillé au monde. Je ne vous apprendrai pas qu'on peut classer les individus en deux catégories: ceux qui sont éveillés et. ceux qui dorment. Il y a les êtres qui sont attentifs et les êtres qui ne prêtent pas attention. Il y a ceux qui recherchent à tout prix une sécurité et des abris et ceux qui, au contraire, non seulement acceptent mais affrontent allègrement le risque, l'aventure et l'épreuve. Je dirais que le mode attentif d'être au monde, le mode non endormi, c'est le mode propre à l'éducation permanente, s'il est vrai que dans la perspective de l'éducation permanente l'être est attentif aux différents moments de sa vie, aux différentes possibilités qui lui sont successivement offertes. Il se trouve dans un courant de vie, opposé à cette espèce de sommeil, plus ou moins déguisé, où se trouve l'homme qui, à un moment donné de sa vie, a arrêté de se former et qui se laisse aller tout doucement dans les différents conformismes ou dans les différentes structures toutes faites par lesquelles il n'a plus qu'à se laisser porter.

Une deuxième conséquence d'une grande portée, c'est la diminution de la notion d'échec et, parallèlement, de la notion de réussite. Il est clair que dans une conception fermée, limitée, du processus éducatif qui prend fin à un certain âge de la vie de l'homme et est marqué par ces rites d'initiation que peut signifier les examens ou les diplômes, ou tout autre modèle de sélection, il y a une séparation nette entre ceux qui réussissent et ceux qui ne réussissent pas; il y a ceux qui passent la porte et ceux qui restent en deçà; il y a les fortunés, ceux qui sautent 1 mètre 75 et réussissent, et les maladroits ou malchanceux, ceux qui sautent 1 mètre 74 ou moins et qui manquent l'obstacle. Ceux qui échouent à un mètre 74 seront ceux pendant toute leur vie qui auront manqué un mètre 74, qui n'ont pas réussi à passer le fil, comme si un être était défini par le moment particulier où il a réussi ou au contraire échoué à une certaine épreuve. Or c'est ça la situation de la plupart des hommes aujourd'hui dans nos sociétés. Ils sont marqués et orientés définitivement par des circonstances toutes particulières et très contingentes. Si au contraire, l'individu se trouve dans la réalité de son être et par le' jeu de structures favorables dans, un processus de formation permanente, de remise en question permanente, à ce moment là l'échec quel qu'il soit, prend un caractère relatif. L'être humain peut échouer dans une entreprise particulière, mais bien d'autres possibilités lui sont ouvertes, bien d'autres épreuves de lui-même sont à sa portée et il n'a plus le droit ni la nécessité de s'identifier avec un échec particulier. Il ne devient pas un échec, il a eu un échec qui vient prendre place parmi tous les autres échecs de la vie, de même qu'une réussite particulière prend sa place, elle aussi relative, dans l'ensemble des entreprises manquées ou réussies. Quand la réussite est institutionalisée, il arrive qu'elle devienne une prison aussi rigoureuse que l'échec et même quelquefois beaucoup plus irrémédiable. En effet, l'homme qui échoue est amené à se remettre en question, à s'interroger, tandis que l'homme qui réussit, et particulièrement s'il a sur lui la marque évidente de son succès, a la tentation de se croire embarqué pour le restant de ses jours dans la voie ouverte par la réussite d'un moment particulier. Si par contre l'être se trouve en situation d'interrogation permanente et d'éducation permanente, la réussite ou l'échec sont l'expression d'un moment particulier de' la vie et perdent tout caractère d'absolu..

Ce qui importe, c'est la multiplication des possibilités d'expression sur le plan intellectuel, sur le plan affectif, sur le plan social, sur le plan de la profession, sur le plan des relations entre l'homme et la femme, entre les parents et les enfants, etc. Il y a un nombre illimité de situations où l'homme peut réussir ou échouer; l'essentiel est qu'il se trouve à l'égard de ces différentes occasions dans une attitude vivante, c'est-à-dire une attitude de veille, de vigilance et d'attention et non pas dans une attitude passive. Assurément, on ne peut ignorer entièrement la loi de sélection, ne serait-ce que pour répondre à la demande des entreprises industrielles, commerciales ou administratives qui ne témoignent aucune tendresse à l'égard des hommes. Elles n'attendent pas et ne font pas crédit; elles ne font pas confiance à l'homme et à là femme pour toute l'étendue de leur vie active, et au contraire exigent à un moment précis certains certificats, certaines preuves. Il y a là, dans les faits, une contradiction qu'on ne peut pas ignorer entre le développement de l'éducation permanente et les exigences de la sélection. Mais pour l'essentiel ce n'est pas aux éducateurs d'apporter les solutions; c'est aux utilisateurs de trouver les moyens qui leur permettront de recruter les hommes et les femmes dont ils auront besoin, mais à condition que rétrospectivement cette obligation d'une sélection à un moment donné n'intervienne pas en amont sur tout l'ensemble de la formation des êtres, laquelle obéit à d'autres lois. D'autre part, on peut imaginer des structures de sociétés comme on commence à voir les rudiments dans certaines sociétés .socialistes, dans lesquelles après le moment de sélection, il y a toujours des portes ouvertes qui permettent à l'homme,qui a été choisi à un moment donné pour une certaine action, pour certaines fonctions, de se requalifier constamment pour d'autres fonctions et, d'autre part, de circuler d'une fonction à l'autre. Dans certains pays, au niveau des, responsabilités politique s et sociales il y a une règle de rotation: personne ne peut occuper un poste important au delà d'un certain délai, de plusieurs années. Passé ce, délai, l'homme responsable doit changer de situation et occuper d'autres postes. Cette pratique peut se concevoir au niveau d'un grand nombre de structures sociales et économiques. Entre autres mesures, ceci permettrait une circulation entre les situations où la sélection d'un moment serait constamment remise en question et pourrait obéir aux critères de la compétence ou de la vocation manifestée au cours du travail, ou de l'intérêt, ressenti par l'entreprise pour certains talents et capacités particuliers de leurs employés.

Une autre conséquence très frappante de l'éducation permanente, c'est, me semble-t-il, qu'il sera possible beaucoup plus que par le passé, de tenir compte de l'originalité de chaque individu. Certes, nous sommés tous des semblables, nous avons tous en partage une commune nature humaine plus forte que toutes les différences, mais nous avons et sommes tous une histoire particulière, un destin particulier, une combinaison particulière d'une entière originalité. C'est ce qu'on ne verra jamais deux fois, comme dit le Poète: fortement semblables, mais puissamment particuliers. C'est l'originalité du destin humain, cette construction unique qui, à l'image de l'oeuvre d'art authentique, ne ressemble qu'à elle-même. L'homme sent plus ou moins clairement ce besoin d'occuper toutes les dimensions de cet être qui lui est donné et de cette vie qui lui est fournie. Il s'efforce parfois avec pleine conscience, parfois d'une façon confuse de sortir de cette espèce d'anonymat massif dans lequel il se trouve plongé et de refaire à son usage les modèles qui lui sont communiqués par le lieu, le temps, le type de civilisation où il a pris place. Ces modèles ne lui ressemblent et ne l'expriment que d'une façon partielle et ne tiennent pas compte de la richesse irremplaçable des éléments qui font qu'il est lui,et personne d'autre.

Or l'enseignement tel qu'il fonctionne ignore cette donnée fondamentale du destin humain. Il néglige les particularités et fait abstraction des individualités. Le temps manque. La formation doit prendre place dans un nombre déterminé d'années, se terminer à un moment fixé sans tenir compte, par exemple, du fait qu'à intelligence et capacités égales, il y a des lents et des rapides, des individus qui sont en pleine possession d'eux-mêmes à 20 ans et d'autres qui doivent attendre jusqu'à 30 ans et au-delà. Les examens et les diplômes apportent une sérieuse contribution à cette entreprise de dépersonnalisation. Les critères dont ils s'inspirent, le plus souvent arbitraires, ont été conçus et élaborés, à un moment particulier, déjà ancien de nos histoires nationales, en fonction des exigences propres d'un certain type de société, de catégories de tempéraments et d'esprits qui n'ont rien d'universel. Dans un établissement scolaire, ce n'est pas tel ou tel individu, ce n'est pas Jean, Jacques, Paul, Pierre avec leur biologie propre, leur psychologie, leur sociologie, leur histoire et leur géographie, c'est-à-dire la réalité concrète de leur nature qui sont pris en considération, mais le fait que celui-là est bon élève et l'autre mauvais élève, qu'il y a des paresseux ou des "fumistes", etc. Ces données ne constituent que des approximations rudimentaires qui ne tiennent pas compte de l'être dans la vérité du moment et selon les lois de son développement. En fait, il faut toute une vie pour qu'un être prenne possession de lui-même, se révèle ce qu'il est. C'est une longue conquête dont l'oeuvre et la vie des grands artistes nous donnent le modèle le plus évident. Les grands artistes, que ce soit Matisse ou Picasso, Titien ou Rembrandt, ont connu une longue évolution. Dans une peinture de Rembrandt de sa trentième année, certes on voit déjà en oeuvre une nature exceptionnelle d'artiste et de peintre. Mais l'homme est encore absent. On sent l'école, on sent la formation, on sent l'atelier» C'est seulement plus tard, à partir de quarante ans, et plus nettement encore dans la dernière période de sa vie, l'homme, l'artiste et le peintre apparaissant réconciliés dans toutes leurs dimensions et dans l'enrichissement, que signifie chacune des expressions particulières pour l'ensemble de la personnalité, Et plus un individu est riche de possibilités diverses, plus cela prend du temps pour leur donner à chacune d'elles le corps, l'esprit et l'âme qui leur conviennent. Sauf quelques individus d'une texture particulière comme Mozart, Raphaël et Watteau qui atteignent presque immédiatement leur paroxysme, l'histoire de Rembrandt est celle de tous. Chacun a dans l'esprit l'itinéraire d'un Picasso, d'un Beethoven ou d'un Goethe qui suivent plus ou moins des voies analogues.

Ce que l'expérience des créateurs de formes nous rend manifeste ne diffère pas, dans sa substance, du destin de chacun. Nous sommes embarqués dans la même aventure, celle de la condition humaine. . C'est également à travers des étapes successives et après toute une série d'épreuves de tout ordre et de dialogues de soi-même,avec le monde et avec soimême, que l'homme se découvre et manifeste sa puissante originalité, à condition que celle-ci n'ait pas été brimée ou coupée trop tôt, qu'elle n'ait pas été supprimée, tyrannisée par des modèles tout puissants, tels que ceux que l'école lui impose. C'est à une petite minorité que convient le modèle intellectuel traditionnel, un modèle d'ailleurs limité et qui ne tient compte que d'une manière toute imparfaite des vraies ressources de l'esprit.

Par l'éducation permanente, on arrivera progressivement à respecter davantage l'être humain, à être moins impitoyable, moins tyrannique à son égard et à donner la place qui leur revient aux gens les plus différents.

Enfin, grâce à l'éducation permanente, certaines conquêtes décisives de l'esprit moderne pourront entrer dans les fibres de chaque individu, dans son esprit et dans ses moeurs. Quelles sont ces acquisitions majeures de l'esprit moderne depuis cent cinquante ans? Il y a trois aspects sur lesquels je voudrais insister rapidement. Il y a l'historicité, il y a l'esprit scientifique, il y a le relatif.

Historicité: prendre conscience qu'en fin de compte les éléments de la connaissance ne sont pas des objets de révélation, ni même que la raison connaissante soit une donnée toute faite; accepter que l'accès au savoir soit le produit d'une conquête, mais d'une conquête provisoire; reconnaître dans la part de vérité qu'on détient, le travail des générations; situer le savoir d'une époque et le savoir d'un individu à son moment de l'évolution des idées, des instruments de perception et d'élaboration, se situer soi-même dans la succession des périodes et des étapes: Voilà autant de manifestations de l'esprit d'historicité. C'est cet esprit qui attribue la place qui lui revient, très importante, au temps et à la durée, et nous rend capables de déchiffrer le caractère historique de toute réalité. L'éducation a négligé cette dimension jusqu'à maintenant. Les connaissances communiquées aux jeunes enfants, c'est-àdire aux futurs adultes, apparaissent généralement comme une révélation. Il est rare que l'enseignant pose son savoir dans son développement, dans son historicité.

Une deuxième conquête de l'esprit moderne, c'est l'esprit d'interrogation, de recherche, de remise en question. Le savant, le vrai, lorsqu'il entreprend une recherche, ne sait pas a l'avance ce qu'il va trouver» L'intérêt pour lui, ce n'est pas la possession d'un savoir, mais une fois qu'il détient un fragment de vérité, le considérer comme provisoire et entreprendre aussitôt d'aller au delà de ce qui est momentanément établi, C'est en cela que consiste l'esprit scientifique; c'est cela être savant; ne pas formuler de jugement avant vérification; c'est le contraire de l'esprit dogmatique. L'envers de l'esprit scientifique, c'est l'esprit de sécurité: en effet, l'esprit de sécurité refuse d'être mis en question, veut échapper au risque; il a soif de réponses, mais évite les questions fondamentales. Et combien d'êtres sont formés pour ne vivre qu'en accumulant les réponses et en établissant toute leur solidité sur les réponses reçues. Nous sommes là aux antipodes de l'esprit scientifique. Les vertus propres à l'esprit scientifique, c'est d'accepter allègrement la présence du risque, y compris celui de se tromper. L'éducation devrait aider à vivre à l'aise dans le risque et l'entraîner à considérer le risque comme une des chances de l'homme et pas comme un élément hostile ou nuisible. Une telle attitude ne sera possible que lorsque les sciences ne seront pas seulement des matières de programme, mais lorsque tout l'enseignement, dans ses méthodes et ses comportements, sera imprégné d'esprit scientifique.

Une troisième conquête de l'esprit devrait avoir sa place dans le processus éducatif permanent, c'est le sens du relatif. C'est là qu'aboutit normalement l'approfondissement du sens historique et le développement normal de l'esprit scientifique. Si la vérité, et même la raison sont des produits de l'histoire, si les connaissances sont provisoires et doivent être soumises constamment à examens et vérifications, la place de l'absolu se trouve singulièrement limitée. Chacun par son éducation devrait être entraîné systématiquement à ne pas situer ses croyances, ses convictions, ses idéologies, ses visions du monde, ses moeurs et ses coutumes, comme des modèles ou des règles valables pour les temps, tous les types de civilisation et tous les modèles d'existence. Comprendre et accepter la relativité des situations et des positions, par rapport au temps.

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