L'éducation populaire en Amérique latine

quelques considérations sur son caractère politique

par Julio Fernandez

 L'Institut canadien d'éducation des adultes publie aujourd'hui une étude d'un spécialiste chilien de l'édu­cation populaire, monsieur Julio Fernandez, de l'Uni­versité catholique de Santiago, au Chili. Ce texte a d'abord été présenté par M. Fernandez lors du stage international (Montréal, 27 janvier au 2 février 1974) organisé conjointement par l'ICEA et la Commission canadienne pour l'Unesco, sous le thème: "les prati­ques d'éducation populaire au Québec et en Amérique latine".

Pour la plupart des praticiens de l'éducation popu­laire, celle-ci est d'abord le projet des mouvements de base en voie de réinterpréter leur situation, de se donner les outils pour bâtir leur quartier, de réveil­ler toute leur force d'appréhension et d'expression. Elle est le fait de groupes prenant en charge leur mi­lieu pour le transformer.

Mais l'expression sert aussi à décrire ces cas trop nombreux où, postulant l'ignorance des citoyens, on tente de leur transmettre ce qu'"il faut savoir".

L'ambiguïté de l'expression est, en ce sens, totale; elle signifie tant l'émergence de la culture populaire que l'instruction "réhabilitante" des "milieux défavo­risés."

C'est surtout dans les pays du Tiers-Monde et plus particulièrement en Amérique latine que se dévelop­pe une telle problématique mettant en lumière l'alter­native fondamentale de l'éducation populaire. La si­tuation économique et socio-politique de ces pays et leur contexte international ont en effet provoqué une réflexion critique sur l'éducation qui, véritable ren­versement de la situation, bouscule maintenant les notions établies des pays plus développés.

Déjà l'ICEA avait publié trois "Pièce au dossier" sur l'éducation populaire en Amérique latine et sur la pensée de Paolo Freire.

M. Fernandez ne veut pas que son texte soit consi­déré comme exhaustif, mais comme la première par­tie d'un travail de longue haleine sur l'éducation popu­laire et sa relation avec l'action politique.

René Diotte, responsable de l'information

ICEA

Mars 1975    

Table des matières

1- L'ÉDUCATION POPULAIRE: ESSAI DE DÉFINITION

2- LE DISCOURS EST LE MÊME

3- L'EXPLOITATION POINT DE DÉPART DE L'ÉDUCATION POPULAIRE

4- COURANTS IDÉOLOGICO-POLITIQUES ET ÉDUCATION POPULAIRE

5- LES COURANTS "RÉCUPERATEURS"

6. LES COURANTS REVOLUTIONNAIRES

7. L'ORGANISATION, PREMIÈRE TÂCHE ÉDUCATIVE

CONCLUSION

 AVERTISSEMENT

L'objectif principal de ce texte est de devenir une source de motivation. Nous vou­lons aborder ici l'éducation populaire en Amérique latine par le biais de sa dimension et de sa valeur politiques.

L'examen du problème au niveau continental impose certaines restrictions qui pro­viennent d'une part de l'étendue même du sujet et des nombreuses nuances qu'on retrou­ve à travers le continent et, d'autre part, du cadre physique limité d'un tel essai.

Cet essai se bornera donc à une analyse descriptive globale des aspects les plus si­gnificatifs de la fonction et de l'orientation politiques de quelques actions dans le domai­ne de l'éducation populaire dans les pays latino-américains. Plusieurs contributions de grande valeur au bagage pédagogique du continent devront être laissées dans l'ombre. De même, nous sommes conscients que des aspects importants de la question ne seront pas traités et que d'autres le seront seulement de façon superficielle.

Julio Fernandez

 1- L'ÉDUCATION POPULAIRE: ESSAI DE DÉFINITION

 

L'éducation populaire en Amérique latine recou­pe différentes réalités. Elle est le fruit d'une évo­lution et comprend plusieurs formes de pratiques éducatives qui ne s'inscrivent ni dans un cadre théorique, ni dans celui d'une définition commune.

Il n'est pas simple de définir précisément les li­mites de ce que nous pourrions appeler "éducation populaire". Pour y parvenir, pour nous approcher d'une définition conceptuelle, il nous faut faire une brève digression. Les premières difficultés qui surgissent ont  trait à la superposition en pratique des différentes formes d'éducation. "L'éducation populaire", "l'éducation des adultes", le "dévelop­pement culturel" et, ces derniers temps, "l'éduca­tion permanente" ont, en Amérique latine, plus ou moins la même signification. En effet, même si en théorie elles sont différentes, elles s'adressent à la même clientièle: "le peuple". C'est "le peuple" qui leur a donné une certaine homogénéité et qui leur a montré le chemin à suivre.

Le concept de "peuple" en Amérique latine re­couvre un secteur plus ou moins défini de la socié­té. Appartiennent au peuple les ouvriers, les pay­sans, les indigènes, les pauvres en général. Surtout pour la bourgeoisie, le mot "peuple" a une conno­tation péjorative, une note de discrimination sociale. Pour d'autres, il a un sens totalement différent: c'est le prolétariat et le sous-prolétariat.

Un premier élément dont il faut tenir compte si l'on veut définir l'éducation populaire en Amérique latine c'est le groupe social auquel elle s'adresse et dans lequel elle prend sa source. Il s'agit d'une éducation qui touche principalement "le peuple" en tant que prolétariat et sous-prolétariat, même si ce ne sont pas là les catégories qu'on utilise généra­lement pour décrire sa clientèle.

L'éducation des adultes en Amérique latine s'a­dresse surtout au "peuple": c'est seulement celui-ci qui, à l'âge adulte, doit s'éduquer de façon systé­matique. Seuls les adultes-prolétaires son considé­rés "ignorants" ou "illettrés"1. Peut-être de­vrait-on chercher la distinction entre l'éducation populaire et l'éducation des adultes dans leur rela­tion avec le système scolaire. L'éducation des adultes, en tant que telle, se fait de préférence à l'intérieur d'un contexte institutionnel et elle est souvent couronnée par un diplôme. Elle comprend aussi bien la formation scolaire des étudiants que leur perfectionnement technique. L'éducation popu­laire, elle, a lieu principalement à l'extérieur des cadres institutionnels classiques (du système sco­laire principalement); ce sont souvent des actions réalisées à l'intérieur des organisations populaires qui la constituent.

Sans nous étendre davantage, et conscients des limites très floues du concept d'éducation populaire proposé (il pourrait comprendre d'autres dimen­sions que celles que nous mentionnons ici), nous croyons que nous pouvons appeler "éducation populaire" celle qui est destinée au peuple ou réalisée par lui, c'est-à-dire par le prolétariat et le sous-prolétariat, et qui n'est pas nécessairement reliée au système scolaire ou à un cadre institutionnel donné.

Cette précision est utile à une définition de l'édu­cation populaire en Amérique latine; dans la prati­que même, les distinctions de ce type sont absen­tes. Ces inquiétudes demeurent des préoccupations d'ordre théorique et didactique destinées à clarifier la présentation et la communication des expérien­ces.

 2- LE DISCOURS EST LE MÊME

 On rencontre depuis plusieurs années des expé­riences d'éducation populaire en Amérique latine. C'est ainsi que plusieurs pédagogues et spécialis­tes des sciences sociales ont essayé de leur donner une base théorique et une direction idéologique.

Les publications sur l'apparition et le développe­ment de l'éducation populaire sont rares. C'est seulement à partir des années 1.960-1970 que com­mencent à paraître quelques déclarations de prin­cipe à ce sujet. Avant cette époque, il faut chercher un peu partout: à travers les différents sujets trai­tés ici et là, on perçoit une position théorique et une pratique concrète susceptibles d'être définies comme "éducation populaire". La similitude est cependant étrange entre les différentes façons d'a­border la question de l'éducation populaire. Les problèmes sont souvent exposés dans les mêmes termes et se réfèrent à un semblable diagnostic de la situation sociale, économique, politique, etc.. De plus, il arrive souvent que les objectifs pédago­giques soient énoncés dans des discours identiques.

Cette similitude dans les termes, le diagnostic et l'énoncé des objectifs en induit un grand nombre en erreur et recèle une source de conflit profond à la fois au plan de la théorie et de la pratique concrè­te.

Souvent les mêmes mots servent à exprimer le résultat d'analyses idéologiques et politiques tota­lement opposées. Le diagnostic fondamental de la situation économique, sociale et politique de l'A­mérique latine est le même pour tous. Ce diag­nostic se borne à constater des faits aberrants (d'où l'on peut cependant tirer des interprétations causales totalement différentes l'une de l'autre):

a)         La grande majorité des habitants du continent  sont soumis à la domination et à l'exploitation par  la    bourgeoisie   latino-américaine   numériquement  minoritaire, mais qui détient presque tout le pou­  voir politique, économique, social etc..

b)         Cette grande majorité est constituée des ouvriers,  des paysans  (y compris les indigènes qui,  pour la plupart, vivent de l'agriculture) et les habitants des banlieues qui ont la misère pour lot.

 Cette masse est composée en grande partie d'im­migrants ruraux. Ce sont des paysans qui ont aban­donné la terre à cause de son improductivité et de l'exploitation partielle qu'en font, ou en faisaient, les grands propriétaires terriens. La ville les at­tire. C'est leur terre promise. Cependant, l'indus­trie et le commerce urbains n'ont pas un taux de croissance suffisant pour absorber tout ce monde. C'est ainsi que, pour la plupart, l'exil de la cam­pagne se solde par un échec. Retourner à la terre est encore plus difficile... Exclus du monde rural, ils restent en marge de la vie urbaine, à l'écart des réseaux d'échange social. On , les appelle sou­vent "les marginaux".

D'autre part, ceux qui restent à la campagne végètent dans le cadre étroit d'une économie agrico­le de survivance. Parmi ceux-ci, se trouvent un  grand nombre d'indigènes qui vivent isolés, désorganisés et exploités, enfermés dans leurs civilisations millénaires.

c)         Les cordons de pauvreté (bidonvilles) qui en­tourent les villes latino-américaines, en plus d'ê­tre une bonne illustration de ce qu'est la misère, font ressortir l'incapacité des systèmes politiques et économiques latino-américains.

Le chômage, par exemple, selon la CEPAL, at­teint des proportions alarmantes. En 1960, 40% de la main-d'oeuvre active était sous-employée, inac­tive ou effectuait des travaux très peu productifs, dans le domaine des services surtout2.  Cette si­tuation, qui dure depuis plus de 10 ans, tend à se maintenir et à empirer, surtout si on regarde les faibles indices de croissance économique et les taux très élevés de natalité pour l'ensemble du continent.

L'Amérique latine est soumise à un régime qua­si colonialiste en étroite dépendance par rapport aux  grands  centres   industriels,   aux  grands  pouvoirs économiques. Il est de notoriété publique, depuis des années, que cette situation de dépen­dance a condamné les pays latino-américains, et tous les pays sous-développés pour être plus exact, à devenir des producteurs de matières premières peu coûteuses et des marchés de consommation pour les pays industriels. La dépendance ne se manifeste pas seulement au niveau économique, mais aussi au niveau idéologique. L'impérialisme s'est infiltré dans tous les secteurs de la vie lati­no-américaine. Dans le domaine de la production, il se tourne vers le secteur manufacturier et l'ex­ploitation des richesses naturelles, et parvient ain­si à dominer les économies nationales. Il s'intro­duit dans l'éducation par le biais de l'idéologie li­bérale, par le maintien du statu quo, par la désor­ganisation des forces qui pourraient imposer un nouveau système de relations sociales, et finale­ment  par  les églises qui  prêchent  l'amour et  la justice, vivent une utopie de paix et d'amour, con­damnent la violence et couchent avec le pouvoir.

d)         Finalement, un autre point important de ce diagnostic est la perte d'une identité culturelle. On constate qu'aux cultures et sous-cultures autochto­nes se substituent les formes de cultures du camp impérialiste qui véhiculent l'apologie de la con­sommation et créent des façons nouvelles et inac­cessibles de satisfaire les besoins.

Cette culture prêche de plus une conception de la vie qui, à très court terme, devient une source d'aliénation profonde pour les habitants des pays pauvres. L'entrée même dans le monde de la con­sommation et du confort fournit des mécanismes idéologiques importants de domination qui renfor­cent le statu quo, c'est-à-dire la dépendance éco­nomique et politique (avec toutes les séquelles que cela entraîne) vis-à-vis les intérêts impérialistes du capitalisme international.

 3- L'EXPLOITATION POINT DE DÉPART DE L'ÉDUCATION POPULAIRE

 

Les cinq points que nous venons de mentionner forment l'essentiel du diagnostic qui sert de point de départ à la plupart des expériences d'éducation -. populaire en Amérique latine: ils sont la marque d'un continent exploité. Cette perception commune de certains faits donne aussi une orientation com­mune à ces expériences: leur orientation "popu­laire". Toutes, d'une manière ou d'une autre, démontrent une conscience des problèmes du "peuple" et posent leur action en tant qu'instru­ment "d'intervention positive".

Cependant, cette homogénéité apparente dispa­raît quand on examine les courants idéologiques et politiques qui sous-tendent et orientent ces expé­riences d'éducation. Même si parfois les énoncés de principes se ressemblent, les concepts de base et les objectifs pédagogiques ou éducatifs poursui­vis sont différents et même opposés dans la majo­rité des cas. L'éducation populaire en Amérique latine est polarisée par deux thèmes fondamen­taux:

1)         la  valeur  politique  de  l'action  éducative   à  l'intérieur de  cadres  idéologiques  précis,' en  tant  qu'instrument d'action politique, soit de "récupé­ration" soit de changement social;

2)      le défi que constitue la recherche de méthodes pédagogiques  appropriées  aux objectifs  pour­  suivis.

 Bien sûr, c'est sur le premier de ces points que porte la divergence. La recherche d'une nouvelle pédagogie se fait presque toujours dans une étape ultérieure, où peuvent s'affronter les différentes positions idéologiques. C'est pour cela qu'il nous paraît important d'analyser ou plutôt de décrire l'éducation populaire d'un point de vue différent de celui utilisé jusqu'à présent. Nous voulons par­tir de ces courants idéologiques pour examiner la dimension et la valeur politiques qu'ils confèrent aux actions éducatives. De cette façon seulement est-il possible d'en saisir la valeur et la signifi­cation réelles. Toutefois, à cause de l'espace restreint et du caractère "motivateur" de cet essai, nous ne pourrons étudier le sujet en profon­deur; il nous faudra plutôt nous limiter à un rapide coup d'oeil. Une image exacte de l'éducation po­pulaire en Amérique latine exigerait une étude beaucoup plus vaste que celle qu'il nous est possi­ble de faire ici.

 

4- COURANTS IDÉOLOGICO-POLITIQUES ET ÉDUCATION POPULAIRE

La dimension et la valeur politiques de l'éduca­tion en général ont seulement été expliquées ces derniers temps. Plusieurs auteurs ont démontré les mécanismes par lesquels le système social se renforce et se reproduit. L'éducation est un de ces mécanismes et le système scolaire, sa maté­rialisation la plus évidente. Ainsi, même à l'inté­rieur d'une analyse de classe du système social il est facile de voir comment le système scolaire, l'éducation institutionnalisée par l'État, sert la classe dominante.

Cela n'est pas nouveau, mais est apparu plus clairement ces derniers temps dans les analyses sociologiques sur l'éducation. Ces analyses ont remis en évidence l'aspect politique de l'éducation, inconnu ou oublié des éducateurs. Aujourd'hui ce lieu commun reflète une réalité incontestable, mais niée par tous ceux que les activités éducatives à caractère cumulatif amènent à se cacher derrière une prétendue et inexistante "neutralité" de l'éducation.

L'éducation populaire peut difficilement cacher son caractère politique. Elle touche de très près à la politique, pour deux raisons principales. Pre­mièrement, elle est apparue en tant que réponse aux problèmes sociaux dû continent: réponse à l'exploitation, à la misère, à l'ignorance; et deuxiè­mement, la réalisation concrète de l'éducation po­pulaire se fait par un contact direct avec le prolé­tariat et le sous-prolétariat, détachée de tout cadre institutionnel restrictif.  Ceci permet à des praticiens d'étudier librement et constamment le pro­blème des "causes" de la situation économique, politique et sociale du prolétariat en tant que classe; ils peuvent en outre recourir à une ana­lyse théorique assez forte et cohérente pour four­nir une explication valable et indiquer une ligne d'action. Depuis le début, les éducateurs populai­res ont inscrit leur action à l'intérieur d'un cadre idéologique déterminé et lui ont donné une dimen­sion politique concrète. Cette situation permet de parler de courants idéologico-politiques dans l'é­ducation populaire latino-américaine.

Une approche exacte de ces courants demande­rait un travail de grande envergure, surtout à cause de toutes les distinctions, qu'il faudrait faire et de toutes les tendances existant à l'intérieur des courants mêmes, selon les particularités régio­nales.

Nous ferons un effort pour présenter les deux tendances qui, en gros, marquent la pratique de l'é­ducation populaire à travers le continent ces der­niers temps. Deux tendances qui sont souvent ap­parentées au niveau du discours, comme nous l'avons déjà signalé, mais qui sont irréconcilia­bles au niveau de leurs objectifs et de leurs buts. Nous parlerons de courants "récupérateurs" et de courants "révolutionnaires". Cette appellation cor­respond à la position conceptuelle et pratique que chacun de ces courants a pris face au système social existant en Amérique latine.

 5- LES COURANTS "RÉCUPERATEURS"

 Nous n'avons pas l'intention d'identifier, pays par pays, qui ou quelles institutions appartiennent à ce courant ou agissent dans le même sens. Nous voulons seulement étudier ses bases et ses actions pour en donner une vue d'ensemble.

Trouvant leur origine dans le diagnostic que nous avons formulé plus haut, plusieurs expérien­ces éducatives destinées "au peuple" sont appa­rues, qui ont comme caractéristique d'envisager la problématique populaire d'un point de vue "accomodateur" par rapport au système en place. Quand nous parlons du "système en place", nous nous référons au capitalisme au sens large. La perception et l'interprétation des contradictions du système capitaliste sont abordées timidement, comme un "sous-développement", sans remise en question sérieuse du système. Son cadre d'analyse est moderne et actuel dans le sens qu'on a incor­poré aux postulats du capitalisme un langage et une façade d'analyse dialectique. Il travaille sur­tout dans les milieux les plus défavorisés et les moins susceptibles de s'organiser en une force assez importante pour intervenir massivement au niveau politique.

Une des idées de base de ces courants récupéra­teurs est la théorie de la marginalité qui a inspiré plusieurs gouvernements latino-américains et qui a encore beaucoup d'influence dans de grands secteurs voués à l'éducation populaire. Cette théorie part de la situation sociale et économique aberran­te qui existe en Amérique latine. L'analyse l'a­mène à considérer que les grandes masses pau­vres de l'Amérique latine se trouvent dans une situation de marginalité par rapport aux possibi­lités de participation démocratique, aux droits et aux services que l'État offre théoriquement et qui sont de fait le privilège de groupes réduits, con­centrés dans les centres urbains. Ceci implique naturellement une marginalité dans le secteur po­litique, marginalité qui se traduit par une absence de participation à la direction politique du pays, une absence dans la gestion nationale. De. même, cela implique une marginalité par rapport aux centres de production et de consommation qui laisse les pauvres à l'extérieur du cercle d'utili­sation des services sociaux. Les grandes masses pauvres restent en marge de la santé, de l'éduca­tion, de la justice, etc. Les explications causales données à ces phénomènes sont axées sur le re­tard technologique et scientifique, sur le bas taux du capital productif, sur la dépendance économi­que (qu'on appelle aussi parfois ''exploitation") qui produisent un appauvrissement constant des res­sources économiques du continent3. On consi­dère aussi comme cause de la marginalité le re­tard en matière d'éducation qui a une incidence sur le sous-développement scientifique et technologi­que, ainsi que sur le bas taux de production.

Une autre constatation de cette théorie est celle de la désorganisation des masses marginales. Elles vivent dans un état "d'atomisation" très profond qui les empêche de se constituer en groupes de pression efficaces face à la classe dominante. On les appelle "hérodianos" (hérodiens) à cause de leur niveau d'aliénation, de leur désengagement face à la réalité nationale et de leur dépendance d'intérêts étrangers.

Face à cette perception de la réalité, la théorie de la marginalité apporte une solution de caractère social qui touche directement l'éducation populaire. On connaît cette hypothèse de travail comme la "promotion populaire", le développement popu­laire. Elle provient de l'existence dans la société de groupes marginaux, qu'il faut réintégrer dans des circuits de "participation réceptive" et de "participation politique active". Elle se traduit par un essai d'organisation sociale de la base avec, comme centre, le quartier, le syndicat, le village. Les noyaux d'organisation de base servent d'outils dans  cette  intégration  des groupes marginaux  au système. Une fois installés ils pourront, préten­dent-ils, faire valoir leurs droits et effectuer le changement structurel qu'ils désirent.

Dans ce cadre, "l'éducation populaire" prend un caractère d'agent externe, de "promoteur organisationnel". Ce développement a comme point de départ l'"homme", l'individu même. C'est ainsi qu'à l'intérieur des textes de la déclaration de principe de SEDECOS, l'organisme le plus impor­tant de ce courant, on peut lire: "L'éducation des adultes dans les secteurs populaires est une en­treprise qui, par une vaste campagne de promotion, doit chercher à provoquer la naissance d'un "hom­me nouveau" chez le marginal, recouvrant l'hom­me dans sa totalité individuelle et sociale et en­courageant le développement des éléments qui fa­vorisent son processus de personnalisation (. . .)" On veut donc que l'éducation contribue au dévelop­pement culturel du marginal, pour qu'en prenant conscience de son être, et grâce à sa plus grande humanisation, il transforme le secteur populaire en un mouvement co-créateur et acteur du déve­loppement.

"L'auto-réalisation de l'homme marginal se fera par un exercice de son entière liberté et par son insertion dans le monde, pour le changer et deve­nir membre de la nouvelle société." 4

La conception de l'éducation populaire dans les textes qui exposent les prises de position des courants "récupérateurs", est profondément mar­quée par un idéalisme transmis par l'Eglise ca­tholique. L'idéologie catholique, chaque jour da­vantage contestée et dénoncée, est un bon cadre conceptuel et verbal pour exprimer une conception de l'homme faite de clichés et manquant de con­tenu pratique, inspirée par le libéralisme et tein­tée d'un socialisme anachronique.

Ses "bases doctrinaires" reposent sur la "li­berté et le bien commun", la liberté étant consi­dérée comme une "donnée individuelle", une con­quête de chaque individu, un droit et un devoir de l'homme en quête de sa réalisation ultime, qui l'amène à satisfaire ses besoins et à rechercher sa plénitude dans un perfectionnement constant de lui-même. Mais cette liberté implique "l'auto-réalisation", c'est-à-dire qu'elle se réalise seu­lement dans la mesure où l'homme est le prota­goniste autodéterminant de sa perfection5. Toute la préoccupation eschatologique du christianisme et son manque d'analyse rigoureuse de la réalité sociale trouvent une tribune dans les prises de position qu'on qualifie de "récupératrices" en matière d'éducation.

L'éducation populaire elle-même est conçue com­me  un  processus  qui dépasse  les  cadres  institutionnels et se dirige fondamentalement vers un mouvement de développement culturel qui, en faci­litant l'acculturation intégrale, favorise dans les secteurs populaires la mise en place d'une culture qui conserve les valeurs et les traditions populai­res tout en répondant aux besoins présents et en prévoyant ceux à venir 6.

En pratique, les réalisations éducatives de ce courant s'insèrent parfaitement dans les plans des gouvernements, financées qu'elles sont par des organismes internationaux (UNESCO), lesquels se soumettent aux conditions de ces mêmes gouver­nements. Aussi, même si l'on dit viser la "li­berté", le "développement intégral" de l'homme, la "création d'un homme nouveau" etc., on ne fait rien d'autre que d'intégrer les marginaux au sys­tème social. On ne pense qu'à leur donner des moyens de s'organiser et des conditions économi­ques qui leur permettent de vivre mieux dans le système actuel. On fournit de la main-d'oeuvre plus qualifiée au système de production.

Nous appelons "récupératrices", les expériences dérivées de la théorie de la marginalité, celles qui visent la promotion populaire, parce qu'elles ne présentent pas une alternative pour détruire un système capitaliste défini comme injuste. Une cause en est son ambiguïté théorique, idéolo­gique et politique, grâce à laquelle elle présente une image de progrès social acceptable pour le capitalisme. Sa position est "neutre" ou "techno­cratique". Cette ambiguïté théorique et politique ressort clairement dans les critiques faites par le Centre pour le développement économique et so­cial d'Amérique latine (DESAL) 7.

La marginalité est un fait facile à constater, et c'est une constatation très juste. Cependant, mê­me s'il existe de grandes masses de "marginaux" par rapport aux circuits d'échanges économiques et de participation politique des masses dont les possibilités de développement culturel sont rédui­tes, il faut bien voir que ces masses sont "marginales" par rapport aux couches privilégiées de la société qui ont tout le pouvoir économique, le sa­voir, et qui profitent de toutes les possibilités que leur offre la société. Ces marginaux ne sont pas à l'extérieur du système social, ils en font partie et y jouent un rôle économique bien précis: ils cons­tituent une réserve de main-d'oeuvre à bon marché qui permet de maintenir les salaires à un bas niveau, et par le fait même, une marge élevée de profit pour ceux qui sont au pouvoir. Il faut plutôt considérer l'intégration de ces masses dépossédées comme une nécessité du développement du marché intérieur de ces pays On a donc créé à cette fin les structures d'intégration nécessaires, mais il faut bien comprendre que les termes de "promo­tion" ou "d'intégration sociale" de "changement structurel," de "plus grande participation" ne doivent, ni ne peuvent, en aucun moment, menacer la stabilité du système économique, social et poli­tique. Les fondements du système capitaliste - la propriété privée, la libre entreprise, la libre con­currence, le profit, la plus-value etc. - sont in­touchables. L'histoire a démontré que le résultat de ces positions politiques se traduit par de timi­des tentatives de modernisation, propres au néo­capitalisme.

Quant à l'éducation populaire considérée en tant "qu'agent extérieur", en tant qu'agent de change­ment, elle ne parvient pas à dépasser les barriè­res de ses contradictions internes et végète dans une constante dialectique de "création et récupé­ration".

On peut apporter des preuves à cet avancé. Les campagnes d'alphabétisation massive menées par tous les gouvernements latino-américains n'ont pas encore donné de résultats. Tout le monde sait fort bien que l'analphabétisme disparaît davantage dans les statistiques que dans la réalité. Ceux qu'on alphabétise redeviennent analphabètes car, dans la majorité des cas, ils n'utilisent jamais ces connaissances. D'autres le redeviennent à cause du manque de support pédagogique permanent, et surtout parce que dans de vastes secteurs de l'Amérique latine, savoir lire et écrire ne consti­tue pas un véritable besoin ni ne revêt lé carac­tère instrumental que prend la langue parlée. La radio et la télévision ont un pouvoir d'information beaucoup plus vaste et influencent plus directe­ment les attitudes des gens que le texte écrit.

Pour ce qui est de la "promotion culturelle", surtout celle qui est destinée aux indigènes, des années de travail n'ont pas réussi à faire apparaî­tre un changement réel dans les conditions de déve­loppement et de créativité culturelle chez les peu­ples indigènes. La majorité d'entre eux reste au même stage de retard relatif qu'il y a vingt ans. Ils continuent d'être très en retard.

 C'est en regardant la situation de ce point de vue que nous appelons "récupératrices" certaines expériences d'éducation populaire en Amérique la­tine. Nous voulons par là indiquer leur orientation et leur valeur politiques. En évitant de se pronon­cer ou d'examiner en profondeur les contradictions du système, en adoptant et servant les courants politiques modernistes, ces expériences sont ré­duites à des actions isolées qui ne peuvent vrai-ment obtenir les changements qu'elles préconisent. Finalement, le fait d'être destinées, avec des fins supposément seulement éducatives, surtout à ceux qu'on appelle "marginaux", elles n'entrent pas en collaboration avec les vraies organisations prolétariennes, ni avec les forces organisées du prolétariat qui pourraient leur donner la force né­cessaire pour amener réellement les changements de structure qu'elles recherchent. Tant qu'elles ne le feront pas, elles pourront continuer leur travail "révolutionnaire" sans avoir peur des sanctions ou de la suppression de leur financement étran­ger. .".

 6. LES COURANTS REVOLUTIONNAIRES

 Presque en même temps que se sont développées les actions éducatives "récupératrices", d'autres formes d'éducation sont apparues qu'on n'a pas en­core décrites précisément ni étudiées du point de vue de l'éducation populaire. Nous voulons parler des actions menées par les organisations populai­res, c'est-à-dire les organisations créées par le prolétariat et qui poursuivent des objectifs à carac­tère politique traduits soit dans une action politique à proprement parler, ou dans des actions en milieu syndical. Nous nous référons à l'action éducative des partis politiques populaires surtout, (y compris les "mouvements" qui n'ont pas présentement ou n'ont pas eu une organisation de parti) et les syndi­cats ouvriers.

L'analyse extérieure de l'action de ces organis­mes populaires laisse entrevoir une activité éduca­tive très dense, à caractère multiple. Cependant, il n'existe et assurément n'existera pas de décla­ration ou de textes écrits permettant d'étudier en détail la partie éducative ou pédagogique de l'action politique d'un parti ou d'un mouvement en particu­lier. Cette situation est facile à expliquer. L'action éducative s'insère dans les tâches du parti et trouve un lieu privilégié dans les tâches "d'agitation po­pulaire" ou dans des actions gardées secrètes comme il y en a souvent dans l'action partisane. Malgré cela, et sans aller jusqu'à individualiser les partis ou les leaders, nous essayerons d'esquisser, quelques caractéristiques de cette action politique, vue d'un point de vue éducatif.

La situation est passablement identique dans les organisations syndicales. Les rares textes écrits portent surtout sur l'information technique néces­saire pour faire connaître la valeur et l'utilité du syndicat, ou se limitent à un historique du syndica­lisme et de la création des unions latino-améri­caines. Aussi nous faudra-t-il avoir recours, soit à des déductions, soit à des constatations empiriques restreintes pour parler de l'incidence éduca­tive du syndicat.

Le diagnostic qui sert de point de départ à l'ac­tion éducative des organisations populaires est le même que celui utilisé par les courants de type récupérateur. Il faut cependant noter que ce dia­gnostic a une force vitale bien supérieure dans les organisations où les effectifs sont d'origine popu­laire: non seulement savent-ils ce qu'est la misère, la pauvreté ou la marginalité, mais ils la vivent quotidiennement comme leurs ancêtres l'ont vécue avant eux.

L'éducation populaire, dans ces cas, naît et se développe parallèlement aux organisations, à la fois comme processus fondamental et comme consé­quence. Comme processus, dans la mesure où l'ac­tion partisane va s'organisant et se réclame d'une même orientation théorique et pratique; comme conséquence, dans la mesure où les organismes croissent et se développent en comptant sur une base de militants préparés et prêts à l'action.

Le caractère populaire de ces organisations pro­vient de deux causes principales:

Il faudrait ici nuancer un peu et distinguer d'a­bord les partis populaires ou ouvriers des syndicats. Ces derniers n'utilisent pas toujours l'analyse marxiste comme cadre de référence pour leurs actions. À plusieurs reprises ils se sont bornés à des luttes à caractère revendicatif avec des allu­sions   discrètes   à  la  classe  ouvrière.   En  d'autres  occasions, l'action syndicale s'est inscrite délibé­rément dans le contexte de la lutte des classes avec une dimension nettement politique. Dans ce dernier cas, l'union et la coordination entre le tra­vail politique et le travail syndical sont évidentes.

Le parti est l'organisme qui oriente la tactique et la stratégie du travail syndical.

L'analyse dialectique de la réalité latino-améri­caine permet de découvrir les contradictions de la  société capitaliste et les tensions que le capitalis­me essaie continuellement d'atténuer et de diluer. Du point de vue éducatif, l'action pédagogique "ré­volutionnaire" s'oriente vers l'approfondissement de ces contradictions, vers l'aggraveraient du con­flit. Les courants "récupérateurs", de leur côté, orientent leur action vers la neutralisation des points de conflit grâce à un travail de promotion et d'adaptation sociale.

 7. L'ORGANISATION, PREMIÈRE TÂCHE ÉDUCATIVE

 L'organisation est un but sans cesse poursuivi par les partis de gauche en Amérique latine. Elle est considérée comme la première étape tactique qui ouvre la voie aux objectifs stratégiques que sont la conquête du pouvoir et le changement total du système social et politique. Si on l'examine du point de vue éducatif, on constate que cette organi­sation du prolétariat est le premier objectif que se fixèrent les fondateurs des partis politiques de ten­dance marxiste. En même temps que cette organi­sation politique, sont apparus les syndicats (qui, eux, n'étaient pas toujours inspirés par cette même idéologie) et, depuis la fin de la première guerre mondiale, les organisations syndicales. Ces deux genres d'organismes poursuivent des objectifs communs en ce qui a trait à l'organisation du pro­létariat ou pour être plus exact, à l'organisation des forces ouvrières.

Pour atteindre cet objectif, étape tactique pour les syndicats et stratégique pour quelques organi­sations syndicales, des efforts importants ont été déployés qui, même s'ils n'en portent pas néces­sairement le nom, peuvent aisément être considé­rés comme une véritable éducation populaire. Leurs caractéristiques les plus révélatrices en ce sens sont les suivantes: l'organisation suppose que les personnes concernées ou susceptibles de s'orga­niser doivent être convaincues de l'importance de cette organisation; cela suppose une prise de cons­cience de la valeur et des possibilités que l'orga­nisation apporte à l'individu et au groupe pour at­teindre les buts poursuivis par les individus. La valorisation et l'acceptation de l'organisation sup­pose un agent catalyseur qui ait la force suffisante pour éveiller l'intérêt et situer correctement l'or­ganisation en tant qu'instrument par rapport aux fins poursuivies. Cette action est une action péda­gogique de découverte; elle a été la tâche des pre­miers leaders ouvriers du début du siècle en dif­férents endroits du continent latino-américain. Par  la suite, ils se multiplièrent et prirent le caractè­re d'activistes politiques ou d'organisateurs syndi­caux.

L'action des militants ouvriers devenus "acti­vistes", produit dans les masses deux effets que  nous pourrions qualifier de pédagogiques. Premiè­rement, il y a une modification d'attitudes suite à  une prise de conscience personnelle et collective  de certains phénomènes sociaux et qui est le pro­  duit de la compréhension d'une analyse sociale bien  précise. Deuxièmement, cette transformation des  attitudes (qui se traduit aussi par un changement  dans le comportement et une transformation au ni­  veau psychologique dans la mesure où elle offre  une nouvelle perspective sociale valorisante pour  l'individu) est accompagnée de la transmission d'u­  ne information sociologique, économique, etc. Cette  action pédagogique de caractère populaire est tota­lement déscolarisée et détachée de tout cadre ins­titutionnel. C'est une action lente et patiente dont  l'effet ne peut être perçu qu'après plusieurs années.

Nous devons faire ici une distinction importante. L'organisation syndicale n'a pas toujours été de pair avec la politisation des travailleurs. Bien plus, le système capitaliste a protégé et encouragé l'organisation syndicale "apolitique" dont les ob­jectifs sont surtout "syndicaux", c'est-à-dire défensifs, ce qui équivaut en fait à une acceptation de la situation existante. Les organisations syndica­les restent par conséquent en marge du monde po­litique et ne constituent pas une véritable menace pour la classe dominante. La lutte des travailleurs, dans cette perspective, a plus de chances de se pro­duire de façon isolée et sur le front économico-social. On lutte contre les patrons et la lutte syn­dicale elle-même suppose leur existence. On n'en arrive pas nécessairement à comprendre la néces­sité de se passer du patron, comme solution au problème de fond. La lutte syndicale ne se définit  pas comme un changement du système politique et économique mais bien comme un processus d'amé­lioration à plusieurs niveaux 8.

Parallèlement à cet apolitisme syndical, s'est effectuée et s'effectue toujours en Amérique latine une grande politisation du mouvement syndical, là ou la lutte menée au niveau du syndicat se joint à une lutte pour le pouvoir politique. Dans ce cas, l'action syndicale se doit d'être cohérente et coor­donnée à l'action politique. Du Parlement (là où il y en a - ou en avait -) à l'usine, la ligne d'ac­tion est la même.

Cette ligne d'action directrice est celle qui est adoptée le plus souvent par les partis de gauche en Amérique latine; elle se propage à tous les fronts où une action politique est susceptible d'être menée. C'est cette caractéristique qui est impri­mée à l'organisation de la base paysanne, des syn­dicats, à l'organisation des quartiers. Toutes les organisations de masses sont liées à l'organisation du parti et celui-ci dirige les masses à travers les diverses étapes tactiques d'une stratégie déterminée. Ce lien organisationnel avec le parti9 per­met de plus de donner une orientation aux mas­ses, d'encadrer l'action militante, et d'en recueillir les fruits. L'éducation politique se fait à divers niveaux et permet de renforcer les organi­sations ouvrières en leur donnant par le fait mê­me un plus grand pouvoir politique. Elles devien­nent des organisations bien rodées, liées organi­quement et mieux à même d'affronter l'ennemi, le système capitaliste.  C’est une forme d'éducation populaire qui a lieu dans les quartiers, les usines, à la campagne, dans les mi­nes. Il n'y a ni salles de classe, ni programmes de cours, ni diplômes, et les professeurs sont sou­vent le peuple lui-même. Cette éducation est un processus continu de connaissance et d'action qui, loin du langage stéréotypé des intellectuels, fait se rencontrer la théorie et la pratique.

 CONCLUSION

 Nous avons examiné de façon rapide et super­ficielle le rapprochement évident et nécessaire en­tre l'éducation populaire et le travail politique. Nous voulions montrer la difficulté de concevoir et de réaliser un véritable travail d'éducation po­pulaire définie comme une réponse aux problè­mes du "peuple", si l'on oublie les véritables causes de ces problèmes. Les causes de la misè­re, du manque d'éducation, des inégalités, de l'in­justice en Amérique latine, il faut les chercher dans le système économique, qui permet l'exploi­tation du faible par le plus puissant; dans le sys­tème social, qui accepte l'existence de classes privilégiées et défavorisées; dans le système poli­tique, qui permet à une classe de dominer une au­tre et d'utiliser le travail de cette dernière à ses propres fins; dans le système de relations internationales, où se retrouvent les mêmes schèmes de relations que dans chacun des pays: exploitation, domination, etc.

Si l'on veut répondre aux problèmes du peuple par l'éducation populaire, il faut y répondre politi­quement, parce que ses problèmes sont politiques.

L'éducation populaire en Amérique latine est apparue en réponse aux maux du sous-développe­ment. Elle se présente comme un instrument de changement. Ce mot doit être compris d'abord comme une modernisation, c'est-à-dire une amé­lioration économique, une augmentation relative du pouvoir du peuple et de sa participation à l'in­térieur d'un cadre structurel (politique, économi­que, social) qui, inexorablement, reproduit les mê­mes contradictions qu'il voulait dépasser; c'est pourquoi on a qualifié ces actions de "récupératrices". Le mot "changement" veut aussi dire "révolution" pour plusieurs. Révolution, c'est-à-dire transformation en profondeur au niveau struc­turel qui amènera le changement du système de re­lations sociales.

Cette disposition au changement qui s'observe chez les éducateurs populaires indique clairement le caractère de l'action éducative. Elle est en pre­mier lieu politique, et on doit la comprendre com­me telle. La neutralité est impossible quand on fait face à la misère: on est pour ou contre l'état de choses actuel.

Les objectifs pédagogiques les plus importants qu'on peut assigner à l'éducation populaire en tant qu'action politique sont: l'organisation du peu­ple en organisations populaires capables de mener une véritable activité politique et d'encourager les ouvriers, paysans, citoyens à s'engager pour la promotion de leurs véritables intérêts. Sans une organisation qui assure la permanence dans les luttes communes à plusieurs groupes, et qui intè­gre au fur et à mesure les étapes tactiques à un objectif stratégique, sans l'engagement du peuple, l'éducation populaire travaille à vide, son action se perd comme du sel dans l'eau.

 Le travail pédagogique par excellence est celui  réalisé par les militants politiques qui allient  constamment théorie et pratique dans le règle­  ment de leurs problèmes. Ils donnent, par là, une  cohérence à l'organisation d'actions isolées et  empêchent qu'elles demeurent au niveau d'actions  spontanées sans valeur politique à long terme.    

Finalement, il faut encore le répéter, l'éduca­tion en tant que telle n'a pas de contenus-politique propre. Elle est l'instrument qui permet d'attein­dre les objectifs d'un projet politique.

L'éducation n'a donc pas d'idéologie propre, mais ne peut non plus se passer d'une idéologie. Elle se concrétise dans un cadre idéologique qui lui don­ne une cohérence interne. Ainsi, si l'on ne fait pas référence au projet politique qu'elle sert et à l'idéologie qu'elle véhicule, tout discours sur l'éducation populaire devient un effort désincar­né, sans signification réelle. Il en va de même si l'on essaie de réduire l'analyse des expériences éducatives à leur contenu méthodologique et à leur renouveau pédagogique.

 Dépôt légal Bibliothèque nationale

Lithographie par Journal Offset Inc.

254 Benjamin-Hudon, Ville St-Laurent   

 

Notes

1 En général, l'éducation des adultes quand elle est destinée  aux membres de la bourgeoisie reçoit d'autres noms qui insistent sur l'idée de ['perfectionnement", d'études post-graduées etc.
2 Comision Economica para America Latina, Estudio Economico de America Latina (1969). (Étude Économique de l'Amérique latine).
3  Selon la CEPAL dans l'Etude économique de l'Amérique latine, 1969, "aspects fondamentaux de la stratégie du dé­veloppement en Amérique latine", les profits qui sortent de l'Amérique latine sous formes d'intérêts, d'amortissements de droits, etc., ont atteint un pourcentage supérieur à 35% de la valeur des exportations, des biens et des services provenant de toute cette région.
4 Martin   José,   Concepcion   de  la   Educacion  en   los   sectores  populares para el De Sarrallo de America latina. SEDE­  COS, Santiago 1971 (Waineo).         
5 Martin José, op. lit. page 26
6  Ibid, page 30
7 Centre de recherches né au début de 1960 et qui eut jusqu'en  1970 son siège  au Chili d'où  il émigra en Colombie,  en  proie à des divisions internes. Dirigé par un jésuite belge,  il fut un noyau important d'appui à la politique de dévelop­pement social durant le gouvernement démocrate-chrétien  de E.  Frei.  Par la suite,  ces mêmes démocrates-chrétiens  le reléguèrent au second plan, en partie à cause de l'échec  de ses prises de position sur le développement populaire.  Il jouit présentement d'une influence assez importante dans  plusieurs pays latino-américains. Dans le secteur de l'éducation, son représentant est SEDECOS, créé à la fin de 1960 à titre de secrétariat de coordination et d'élaboration. Ce organisme reprend le même discours "révolutionnaire" de 1964 et est accepté avec bienveillance comme collaborateur par des gouvernements latino-américains progressistes et dictatoriaux. Son financement provient de sources "capitalistes", d'Églises et d'autres organisations qui ont place dans cet organisme "les espérances" de "libération" latino-américaine du joug impérialiste ...
8Certains courants syndicaux importants sont dirigés par des partis d'inspiration chrétienne (démocrate ou . social-chré­tienne). Ils prennent des positions de type néo-capitaliste (communautaire), qui sont souvent exposées en termes semblables à ceux des courants marxistes. Dans ce groupe nous incluons les mouvements "indianisants" des années 1960 qui, dans certaines régions du Pérou, de la Bolivie et de l'Équateur, déployèrent de grands efforts pour unifier et organiser politiquement les Indiens.
9 Certains courants syndicaux importants sont dirigés par des partis d'inspiration chrétienne (démocrate ou . social-chré­tienne). Ils prennent des positions de type néo-capitaliste (communautaire), qui sont souvent exposées en termes semblables à ceux des courants marxistes.
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